"Bonjour, Petit Frère".
Publié le 3 Février 2011
Pierre Essayan est à gauche sur la photographie. En pyjama. Il prend un petit-déjeuner avec des camarades de chambrée.
Etre un grand frère.
« Bonjour, Petit Frère. Je tenais à t’écrire cette petite lettre parce que j’avais envie de t’écrire et pour te donner quelques nouvelles de moi ». Par ces mots, commence la dernière lettre de Pierre Essayan, beau-frère de Nicole Essayan, maire-adjoint d’Issy-les-Moulineaux : « Il écrivait presque toutes les semaines à son frère Pascal, mon défunt époux. Cette lettre est datée du 17 octobre 1958. Pierre Essayan était un Arménien avec tout ce que cela signifie pour nous. C’est-à-dire qu’il était d’abord et surtout Français. Un amoureux des valeurs de la République. Pays qui a accueilli nos parents. Avec l’absolu nécessité de bien parler la langue, de bien l’écrire, de s’intégrer parfaitement. Peu importe les brimades, les réflexions. Il fallait être irréprochable. »
Pierre Essayan nait le 10 février 1932 à Paris. Suzanne est son ainée ; le petit Pascal, le benjamin. La santé de leur maman se dégrade peu à peu et elle devient paralysée. Employé aux Etablissements Chausson, le père travaille beaucoup. Au moment d’être appelé sous les drapeaux, Pierre est tricoteur. Il habite avec sa famille rue de l’Egalité à Issy-les-Moulineaux. Lui, son frère, qui est apprenti-lithographe, et leur sœur Suzanne, se démènent pour aider des parents usés avant l’heure par des années d’ouvrage.
« Pierre faisait tout ce qu’il pouvait pour aider sa famille. Il travaillait comme un fou, s’occupait de ses parents, et son jeune frère était pareil. Par contre, bien souvent Pierre s’entraînait au football. Il était très doué. Notre ami Henry Karayan, connu pour son passé dans la Résistance à côté de Missak Manouchian, lui avait même promis une possibilité de jouer à Paris après son service militaire ».
De Balard à Alger.
Pierre Essayan est en effet appelé sous les drapeaux le 1er février 1957. Il intègre le bataillon de l’air 117, unité assurant le support de l’Administration centrale de l’Armée de l’air, place Balard à Paris. Il est ensuite versé dans l’Armée de terre au début du mois de mars 1958.
Le 15 mars 1958, il embarque à Marseille et arrive à Alger le 17. Selon la formule, il est « libéré de ses obligations légales d’activité » le 1er août 1958, mais, du fait de la loi votée par le Gouvernement de Guy Mollet, il est maintenu sous les drapeaux le 31 août 1958.
Août 1958. Voilà trois mois que le général de Gaulle est revenu aux affaires du pays. A Alger, il a déclaré « Je vous ai compris » et chacun a entendu ce qu’il voulait : l’Algérie française pour les uns ; l’indépendance, du moins l’auto-détermination, pour les autres. Quelques jours plus tard, conformément aux accords avec la Tunisie – indépendante depuis 1955 – la France rapatrie ses troupes qui y sont encore stationnées. « Oui, mais l’Algérie, ce sont des départements français. Ce n’est pas comparable », entend-on un peu partout. Et c’est bien vrai, d’autant que les fellaghas sont loin de faire l’unanimité au sein de la population algérienne.
Le 3 juillet, le général de Gaulle annonce la constitution d’un collège électoral unique. Et il va même plus loin en donnant le droit de vote aux femmes musulmanes. En septembre 1958, alors qu’au Caire, en Egypte, le leader algérien Ferhat Abbas annonce la formation du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne), de Gaulle fait un discours remarqué à Constantine : des réformes économiques, sociales et culturelles sont édictées. L’Algérie va également pouvoir s’industrialiser à grande vitesse grâce à la richesse du sous-sol du Sahara, regorgeant de pétrole.
Il n’empêche. Dans le même temps, les « opérations de maintien de l’ordre » continuent. La guerre en Algérie ne dit pas son nom. La France d’ailleurs ne peut pas se faire elle-même la guerre : officiellement ce sont des bandes armées qui sèment la guérilla dans les départements français d’Algérie. Bientôt près de huit-cent-mille soldats français sont engagés dans ce conflit.
En opération à Médéa.
Médéa est le chef lieu de la wilaya – région – du même nom. Située à quelques quatre-vingt kilomètres au sud-est d’Alger, elle offre des paysages de hauts plateaux qui ferment à l’ouest la vallée de la Mitidja. Une wilaya est formée de nombreux « beylicat », dont le nom provient du Turc « bey », et qui signifie « chef de clan » autant que son territoire.
A l’automne 1958, Pierre Essayan et son unité sont placés dans le beylicat de Titteri, près du village de M’fatha, à quelques dizaines de kilomètres au sud de Médéa. Nous sommes le 1er novembre. Voilà quatre années, jour pour jour, que le FLN (Front de libération nationale) a déclenché la « Toussaint rouge » : une série d’attentats contre les colons français dans le constantinois (dont l’assassinat d’un couple d’instituteurs venus de la métropole). La date est généralement retenue comme le déclenchement de la guerre d’Algérie.
Pierre Essayan participe à des reconnaissances. C’est son travail quasi quotidien. La patrouille a quitté le campement et fait déjà pas mal de kilomètres quand elle tombe dans une embuscade. Pierre se protège. Il se met en position de riposter. Mais devant lui un camarade est à terre. N’écoutant que son courage, il se lève et part le chercher. Une première balle le touche à l’épaule gauche ; une seconde le blesse à la mâchoire et à la nuque. Il en reçoit encore une troisième, celle qui le tue, en plein thorax.
L’embuscade terminée, un rapide bilan est tiré : ce soir, le régiment comptera un soldat de moins. La patrouille revient au camp, portant le corps de Pierre Essayan. Le jeune homme reçoit la médaille militaire et la croix de la valeur militaire avec palme à titre posthume.
A Issy-les-Moulineaux, dans la communauté arménienne, l’émotion est grande. Suzanne, enceinte, met au monde, quatorze jours après le décès de son frère, un petit garçon, qui reçoit bien entendu le prénom de Pierre. La maman ne se remet pas de la disparition de son fils. Dieu la rappelle à Lui six mois plus tard.
Au début de l’année 1959, le général Challe met au point son plan qui va, en deux années, mettre à bas, pour un moment, une grande partie des « katibas » – unités – de l’Armée de Libération Nationale, branche armée du FLN.
Pierre Essayan en position de tir.