Octobre 2007. Rue Madame, nous rencontrons Marie-Antoinette et Georges Mouchmoulian. Voici leur histoire, en quatre parties :
1. Massacres en Turquie.
2. L’orphelinat puis l’arrivée à Marseille.
3. La Seconde Guerre mondiale.
4. A Issy-les-Moulineaux.
1 – De Sivas à Issy : massacres en Turquie
Sivas est une ville importante, placée sur le plateau Anatolien, à plus de 1.275 m d’altitude. Située dans la vallée du Kizilirmak, Sivas a une histoire riche, faite des dominations hittite, phrygienne, lydienne puis perse. La ville a ensuite fait partie du Royaume de Cappadoce. Important carrefour caravanier sur les routes Nord-Sud et Est-Ouest (Byzance – Arménie), Sivas a connu un développement considérable, sous les Seldjoukides, avant de tomber sous l’envahisseur mongol, l’impitoyable Tamerlan, en 1400.
Sous l’Empire ottoman, et jusqu’à la fin du 19ème siècle, Sivas va rester une capitale régionale. Comme dans toutes les cités turques, qu’elles soient en Cappadoce, en Anatolie, dans les Monts Taurus ou encore à Istanbul, de fortes communautés arméniennes vivent et commercent avec les Turcs.
Les populations se connaissent ; elles ne se mélangent pas toujours mais, des siècles de coexistence, ont tissé des relations relativement pacifiques. Pourtant, en 1896, puis en 1909, des massacres sont perpétrés contre les Arméniens. Ils sont, principalement, le fait d’un mouvement, le CUP (Comité Union et Progrès) et de ses membres, appelés Jeunes-Turcs.
Ce mouvement répond à une aspiration nationaliste : depuis le milieu du 19ème siècle, l’Empire ottoman subit des revers tant militaires que politiques. La période de déclin est amorcée. Les Jeunes-Turcs veulent revenir à une constitution forte, un pouvoir nationaliste et apporter un renouveau à la société. Dans un premier temps, cette volonté nationaliste, globale, leur permet de s’associer à des partis réformistes d’autres peuples de l’empire : des Grecs, des Kurdes ou encore le Dashnak arménien.
Arrivés au gouvernement du sultan Abdülhamid II en 1908, les Jeunes-Turcs se trouvent confrontés rapidement à une société extrêmement complexe, découvrent les arcanes et querelles de pouvoir. L’anarchie gagne toutes les couches de la population. L’idée originelle est rapidement remplacée par un discours beaucoup plus xénophobe. Sous l’influence de son leader, Enver Pacha, l’Empire ottoman ne peut être que turc et la religion, musulmane.
Caricature du Sultan AbdulHamid II (© Wikipedia.org)
Georges Mouchmoulian : « Il y a toujours eu des problèmes entre les Turcs, les Arméniens et les autres peuples en Turquie. Les Kurdes par exemple. Nous vivions dans les mêmes villes, mais pas dans les mêmes quartiers. Certains métiers ne nous étaient pas autorisés, d’autres réservés. Surtout nous n’avions pas la même religion. Les premiers massacres ont commencé à la fin du 19ème siècle, et puis, il y eut Adana en 1909, où on releva plusieurs milliers de morts parmi mes compatriotes. »
Les années suivantes ne vont être qu’une lente agonie de l’Empire ottoman. Après la perte des territoires grecs, de la Serbie, de la Roumanie (congrès de Berlin en 1878), l’empire voit partir ses possessions en Lybie, au profit de l’Italie. A l’Est, la situation n’est guère plus brillante. Depuis 1878, la Russie s’est emparée de territoires et des villes de Kars, Batoum et Ardahan en Anatolie orientale. Par idéal religieux, ou du fait des situations tendues avec les Turcs, des Arméniens se sont engagés dans l’Armée russe et ont participé à cette conquête.
En novembre 1914, l’Empire ottoman, qui a signé le 2 août un traité d’alliance avec l’Allemagne, entre en guerre aux côtés des empires centraux (IIe Reich et Empire austro-hongrois).
Prenant prétexte de la désertion de soldats arméniens de l’Armée ottomane, de soulèvements dans des villes de l’Est, comme Van (alors que la population arménienne se barricadait justement pour se protéger des exactions des Jeunes-Turcs), Enver Pacha et Talaat Pacha décident d’appliquer, d’abord secrètement, le plan d’élimination des Arméniens (« Ermeni sorunu »), mis au point depuis plusieurs années.
Dans la majeure partie des villes turques, le principe retenu est toujours le même : à la perquisition dans les maisons de notables arméniens, succède leur arrestation, des tortures pour avouer une quelconque cache d’armes, et leur exécution, en dehors de la ville.
Georges Mouchmoulian : « Nous habitions un petit village à côté de Sivas. Il s’appelait Govdunm. En arménien, cela signifie le « village des vaches » ! Mon grand-père était une personnalité ; il avait été maire. Les Turcs cherchaient les familles arméniennes. Tous les hommes devaient être incorporés dans l’armée pour y exécuter les plus basses œuvres. Mon père avait refusé cela. Il décida de partir se réfugier dans une grotte. Il fut rapidement retrouvé par les Turcs, qui le massacrèrent. Et ce n’était pas fini. Mon grand-père était âgé. Il n’avait pas pu suivre son fils. Et quand bien même d’ailleurs… Il a été pris par les soldats. Il a été tué lui aussi. Ses assassins l’ont emmené et ils l’ont empalé sur sa canne. Jusqu’à ce le bout sorte par la gorge ! Quant à ma mère, mes frères et mes sœurs, nous en avons réchappé par miracle. Après, ma mère a contacté des personnes que nous connaissions aux Etats-Unis et elle y a envoyé ma sœur aînée. C’était vers 1916-1917».
A la fin de la Première guerre mondiale, les armées turques sont défaites sur pratiquement tous les champs de bataille : elles reculent aussi bien en Palestine qu’en Irak. Les Grecs en profitent pour débarquer en Asie mineure et s’installer sur la côte ionienne. Le général Mustapha Kemal, Jeune-Turc, chef militaire de grand renom, qui s’est illustré entre autres aux Dardanelles en 1915 contre les contingents français et anglais, appelle au sursaut national et repousse les forces grecques. C’est la fin définitive de l’Empire ottoman et l’avènement de la Turquie nouvelle, sous la houlette du général.