Publié le 18 Mars 2018
Le 28 octobre 1805, le préposé à la mairie d'Issy (qui n'était pas encore « Les Moulineaux »!) enregistrait la naissance du quatrième enfant de la famille Bacler Dalbe, Louis Marc. Mais ce n'était pas son père qui venait le déclarer car, chef du service cartographique de l'empereur Napoléon 1er, il l'avait suivi quelques jours auparavant en Alsace où se préparait l'offensive contre les Autrichiens qui, par Ulm, allait aboutir au « Soleil d'Austerlitz » le 2 décembre de la même année.
C'était au siège de Toulon, huit ans plutôt, que Bonaparte avait croisé une première fois le capitaine Louis Albert Bacler Dalbe, artilleur comme lui, chef de la batterie « des Invincibles », et artiste-dessinateur dans le civil avant la Révolution. Promu général et commandant de l'artillerie de l'armée d'Italie, Bonaparte le fera affecter à son état-major et, quand il prendra le commandement de cette même armée, il le chargera de l'élaboration des cartes nécessaires à son action. Et Dalbe le suivra, sillonnant l'Europe, de l'Italie, reprise aux Autrichiens au cours de deux campagnes, au camp de Boulogne, pour préparer une éventuelle expédition en Angleterre, de Saxe en Prusse et en Pologne, de la guerre d'Espagne à la campagne de Russie.
Et partout où l'empereur installera sa tente de commandement, Dalbe sera là, dans une tente annexe, avec son lit de camp et ses cartes, et les épingles de couleurs qui lui permettront d'y situer les forces en présence. Mais il n'oubliera pas que s'il est officier, et il le montrera valeureusement à Arcole, il est aussi dessinateur : ses tableaux des batailles de Lodi, de Rivoli ou d'Austerlitz font partie des collections du château de Versailles et ses lithographies du passage des Alpes ou de l'Espagne en guerre sont autant de témoignages de l'actualité militaire de son temps.
Une campagne pourtant manque à ses états de service, celle d’Égypte. Comment, en 1798, le général Bonaparte aurait-il pu décider de se priver pendant cette expédition d'un collaborateur qui avait sa place aussi bien comme cartographe dans le « premier cercle » de son état-major particulier que comme dessinateur aux côtés de la centaine d'ingénieurs, artistes ou savants qu'il emmenait avec lui ? Aucun historien n'a pu donner une réponse satisfaisante à cette question mais, selon la tradition familiale, lorsque l'estafette, qui apportait au capitaine Dalbe sa convocation pour un embarquement à Toulon vers une destination inconnue, se présenta à son domicile de Milan, l'intéressé était en déplacement et c'est son épouse qui, ayant pris connaissance de la lettre de service, l'aurait volontairement détruite, peu soucieuse de voir son mari l'abandonner pour une contrée non précisée et une durée indéterminée !
A son retour d’Égypte, et après une solide « remontée de bretelles », Bonaparte passa l'éponge sur la désobéissance involontaire de son subordonné qu'il nommera, en 1804, chef de son « Cabinet topographique » particulier, nouvellement créé. Et il ne cessera de lui accorder sa confiance, comme en témoigne par exemple cette note du 9 août 1809 : « Le corps des ingénieurs-géographes ne recevra d'ordres que de l'adjudant-commandant Bacler d'Albe. Les ingénieurs correspondront avec lui et lui transmettront leurs travaux. Ils recevront mes ordres par son canal. Signé : Napoléon ».
C'était raccourcir singulièrement la voie hiérarchique, ces ingénieurs étant affectés au « Dépôt de la Guerre » (*), qui dépendait du Major Général ! On notera dans ce billet la nouvelle orthographe « d'Albe », l'intéressé ayant été élevé au titre de Baron d'empire.
Chevalier de la Légion d'Honneur depuis 1806, il sera promu officier dans l'ordre le 10 avril 1812 et nommé général de brigade le 24 octobre 1813. Le 2 mars 1814 il quittera son service au Cabinet topographique de l'empereur et prendra la direction du Dépôt de la Guerre. Il aura passé plus de dix ans dans l'entourage immédiat de Napoléon qui, selon un témoin, s'écriait quand on le réveillait à l'arrivée d'une estafette porteuse d'un pli important : « Qu'on aille chercher d'Albe ! Que tout le monde s'éveille ! »
Au Dépôt de la Guerre, début 1814, le travail ne manque pas. L'unité a été désorganisée par la catastrophique retraite de Russie de 1812 : son chef, le général Sanson et une demi-douzaine d'ingénieurs-géographes faits prisonniers par les Russes, une vingtaine d'autres tués, morts de froid ou disparus, les chariots contenant le matériel de cartographie, des archives du Dépôt, et surtout des cartes originales, car l'empereur ne supportait ni copies ni calques, et les plaques de cuivre qui permettaient leur tirage, pris par l'ennemi ou abandonnés, leurs chevaux abattus pour palier le manque de nourriture.
A titre personnel d'Albe a perdu pendant cette campagne tous ses bagages et effets personnels, ainsi que 23 chevaux et surtout les cuivres de ses cartes dont il était propriétaire et dont il vendait les tirages à l'Etat. Malgré quelques « dépannages » accordés par Napoléon, il est obligé d'hypothéquer sa demeure de Sèvres, achetée en 1810, entre le château de Brimborion, maintenant disparu, et la Seine, face à la pointe aval de l'île Seguin (**).
Mais sa santé se dégrade, et s'il a pu accompagner l'empereur pendant la campagne d'Autriche en 1813, il sera contraint de rester à Paris pendant la campagne de France qui se termine par l'exil à l'île d'Elbe de l'empereur déchu en avril 1814. Au retour de Louis XVIII, d'Albe met le Dépôt de la Guerre aux ordres du roi, pour faire à nouveau allégeance à Napoléon, revenu de l'île d'Elbe pour les « Cent-jours ». Après Waterloo, la seconde abdication et le départ pour Sainte Hélène, il se distingue une dernière fois : avec l'aide du nouveau directeur du Dépôt, nommé par le roi, il cache les précieux cuivres de la fameuse carte de Cassini et les autres originaux du Dépôt que les occupants « alliés », Autrichiens, Russes ou Prussiens, chercheront en vain. Par contre ils saccageront sa maison de Sèvres, brûlant documents et archives, et sa famille ne sauvera que ce qu'elle avait de plus précieux.
Exilé à Sainte-Hélène, Napoléon n'oubliera pas son fidèle cartographe. Dans ses dernières volontés, dictées fin avril 1821, quelques jours avant sa mort, il précisera, évoquant la transmission de son œuvre à son fils, le Roi de Rome, exilé lui en Autriche: « ...On remettra à mon fils ma carte d'Italie d'Albe et les copies, vues de champs de bataille, quartiers généraux que j'ai fait faire par Bacler d'Albe... … Probablement, on cherchera à lui fausser ses idées. Quand il aura seize ans, il faudra lui envoyer des voyageurs comme Meneval, Fain, d'Albe, qui l'entretiendront naturellement de ce qu'ils ont vu et su. »
Au début de la Restauration, accusé par certains de ses subordonnés de les avoir « ralliés » à l'empereur contre leur volonté, Bacler d'Albe passa devant une commission d'enquête... qui le destitua ! Ce n'est que fin 1818 qu'il fût replacé dans les cadres d'active, mais sans affectation, avant d'être mis définitivement en disponibilité, avec la solde correspondante, le 1er avril 1820 à l'âge de 59 ans. Il avait passé 31 ans sous l'uniforme.
Sur le plan financier sa situation s'améliore peu à peu. Il a reprend ses pinceaux et travaille pour la Manufacture de Sèvres, toute proche, décorant assiettes, tasses ou vases, car ayant gardé, grâce à son métier de cartographe, une légèreté de main étonnante. Il tente aussi de vendre des tableaux où il insère des personnages mythologiques dans des paysages inspirés de ses séjours en Italie, mais sans grand succès. Il abandonne alors la peinture et se tourne vers la lithographie, le procédé de reproduction à la mode. Avec l'aide du lithographe Engelman, il fait paraître, à partir des carnets de croquis qu'il a conservé ou de dessins rapportés de ses promenades, toute une série de planches qui, elles, rencontrent un certain succès comme par exemple :
- Souvenirs pittoresque de la Suisse du Valais,
- Promenades pittoresques dans Paris et les environs,
- Souvenirs pittoresques de la guerre d'Espagne,
- Macédoine lithographique, sur des sujets variés et sur des vues des environs du Mont-Blanc.
Cette dernière série, constituée à partir des dessins originaux de Bacler d'Albe mais dont les lithographies ont été exécutées par son fils Louis-Marc, comprend en particulier deux planches à la mémoire des deux premiers vainqueurs du Mont-Blanc en 1786, le guide Jacques Balmat et le docteur Gabriel Paccard.
Le 12 septembre 1824 dans sa demeure de Sèvres, entouré de sa famille, le général-baron Louis Albert Bacler d'Albe décède à l'âge de 63 ans. Officier d'état-major, n'ayant jamais commandé une grande unité devant l'ennemi, son nom ne figure pas sur les plaques des généraux de l'Empire apposées sur l'Arc de Triomphe. Mais si vous empruntez à Paris, en limite des 3e et 4e arrondissements, la rue des Francs-Bourgeois vers la place des Vosges, vous arriverez, au n°16 sur votre gauche, à la façade de l'ancien Hôtel de Sévigné qui abrite le musée Carnavalet. Levez les yeux et vous découvrirez huit ensembles de trois plaques portant les noms d'artistes, d'ingénieurs, de chercheurs, de savants, qui se sont illustrés dans leur domaine de compétence. Et sur le titre « Iconographie » vous pourrez lire le nom de Bacler d'Albe, honoré, non pour son œuvre de cartographe militaire, mais pour ses talents d'artiste.
Le couple Bacler d'Albe eut quatre enfants.
L’aîné, Joseph-Albert, officier comme son père, affecté en 1806 en Hollande à la garnison de Flessingue, fût blessé et fait prisonnier par les anglais. Après deux ans et demi de captivité il s'évada et rejoignit la France. Topographe et aide de camp du général Ségur pendant la campagne de Russie, puis brièvement du général Duroc, il fût ensuite chargé du service topographique du Maréchal Soult, qu'il suivit sur le front des Pyrénées pendant la malheureuse campagne contre Wellington à l'hiver 1814, puis, aux « Cent-jours » jusqu'à la défaite de Waterloo. Placé en non-activité il quitta la France pour les États-Unis, puis l'Amérique du Sud où il rejoignit l'armée du général San Martin, participant activement à ses côtés, comme colonel, aux guerres d'indépendance du Chili et du Pérou, avant de décéder en 1824.
Leur deuxième fils, Maurice-Louis, mourut en 1810 des suites d'une chute de cheval, à 18 ans, un mois seulement après son entrée à l’École Militaire.
Leur seule fille, Alexandrine, épousa un ami de la famille, Marc-Antoine de Barbotan-Maurepas.
Enfin le dernier enfant, Louis-Marc, né à Issy en 1805 comme évoqué plus haut, dessinateur et lithographe comme son père, fût le seul à avoir laissé une postérité. Il eut deux enfants, un garçon et, en 1837, une fille, Blanche. C'était mon arrière-grand-mère.
Général de brigade aérienne (2s) Jean-Claude Ichac
Président honoraire du comité du Souvenir Français d'Issy-les-Moulineaux.
(*) Ancêtre du Service géographique de l'Armée devenu ensuite notre Institut Géographique National (IGN).
(**) Après avoir été, au 19e siècle une institution de jeunes filles, puis une maison de convalescence pour anciens militaires, cette propriété deviendra, en 1928, le collège arménien « Samuel Moorat » de Sèvres.
Sources :
- . « Le Général Bacler d'Albe » de M.Bacler d'Albe-Despax (1954)
- . « Le Baron Bacler d'Albe, Maréchal de camp » de Marc Troude (1954)
- . Archives familiales.
- . Sites Internet.