A la recherche du cénotaphe d'Ernest Doudart de Lagrée - 2/2.
Publié le 11 Mars 2018
Après des recherches documentaires infructueuses et renseignements pris auprès des autorités de Dongchuan, qui constitue aujourd’hui l’un des arrondissements de la ville de Kunming, force fut de constater qu’aucune pagode du nom de « Kuang Wang Miao » ou du nom de « Gong Wang Miao » n’existait ni ne semblait avoir existé en ce lieu. Or dans le Voyage d’exploration en Indo-Chine publié sous la direction de Francis Garnier, il n’est question que de Dongchuan, ce qui semblait nous conduire à une impasse. Mais en remontant le temps, on apprend que la circonscription administrative de Dongchuan Fu – ce terme Fu (府) désignant une « préfecture supérieure » – fut détachée du Sichuan en 1726 pour être rattachée à la province du Yunnan. Elle regroupait alors les territoires des localités de Dongchuan, Huize (会泽) et Qiaojia (巧家). Ainsi, lorsqu’il est question de Dongchuan ou Dongchuan Fu dans les citations qui précèdent, cette appellation ne désigne pas uniquement l’actuelle localité de Dongchuan, mais plutôt la préfecture de Dongchuan dans son ensemble ou son chef-lieu. Il en résulte que la localité de Dongchuan, indiquée comme l’une des étapes du trajet suivi par la Commission d’exploration du Mékong sur la carte du Voyage d’Exploration en Indo-Chine publié par Léon Garnier, n’est pas forcément l’actuelle localité de Dongchuan…
Elargissant ainsi le champ de nos recherches à la préfecture historique de Dongchuan aujourd’hui disparue, nous découvrons qu’il existe à Huize une pagode dédiée au dieu de la mine appelée « Gong Wang Miao » (硔王庙), sachant que le caractère 硔 d’utilisation rare en chinois peut se prononcer Hong ou Gong et signifie mine ou minerai. De plus, aucune autre pagode appartenant à la corporation des mineurs n’était mentionnée dans les sources que nous avons consultées sur la préfecture de Dongchuan, très renommée par le passé pour ses nombreuses mines de cuivre et pour la fabrication de pièces de monnaies.
Mais ni nos recherches documentaires ni les renseignements pris auprès des autorités locales n’aboutirent à une quelconque trace du passage de Doudart de Lagrée dans ces contrées. Elles nous permirent toutefois d’entrer avec relation avec le président de l’Association de recherche sur l’histoire et la culture de Huize et de ses habitants, M. Bian Boze (卞伯泽), auteur d’un livre sur l’histoire de Huize dont le titre pourrait se traduire « Voyage culturel à Huize – Charme des vestiges de la ville historique ». Dans cet ouvrage, nous trouvons confirmation qu’il existe bien à Huize une pagode dédiée au dieu de la mine portant le nom de « Gong Wang Miao » (硔王庙). Les habitants du cru préférèrent cette appellation à celle de « Kuang Wang Miao (矿王庙) » pour des questions de superstition, car un autre caractère Kuang (旷), dont la prononciation est identique à celle du caractère Kuang (矿) signifiant « mine », peut avoir le sens plutôt négatif de « désert, vide » ou bien de « délaisser, négliger, laisser à l’abandon, oisif, négligent » ou bien encore de « loin, distant, éloigné », ce qui pourrait laisser croire à une pagode dédiée au dieu du vide ou de la négligence… Cette pagode était située dans l’enceinte de l’ancien Bureau de fabrication des pièces de monnaies, à l’emplacement duquel se trouve aujourd’hui une usine de fabrication de matériel de soudage.
Fort de toutes ces informations, il ne nous restait plus qu’à nous rendre sur place, ce qui fut fait le 2 octobre 2017. M. Bian Boze nous guida jusqu’à l’usine de l’entreprise de fabrication de matériel de soudure Yunnan Jufeng Electric Welding Machine Co. Ltd., située dans la rue Lingbi (灵壁). Sur la colonne de droite du portail d’entrée figure le nom de l’entreprise. Sur celle de gauche, un panneau de bois délavé indique Baoyun Zhuqian Ju (宝云铸钱局), le Bureau de fabrication des pièces de monnaies. A l’intérieur de l’enceinte de l’usine, à gauche de la porte d’entrée se trouve un bâtiment rénové de la pagode du dieu de la mine, où le culte semble n’être exercé qu’en de rares occasions. L’arbre sacré devant ce temple, la vieille maison qui l’avoisine, les murs de ce temple auraient-ils été témoins du passage de Doudart de Lagrée ? Même si nous n’avons pas trouvé de traces du cénotaphe que ses compagnons de route avaient élevé à sa mémoire, nous quittons les lieux heureux de cette visite à Huize et de cette rencontre avec M. Bian Boze, avec la quasi-certitude du bien-fondé de nos hypothèses.
De nouvelles recherches bibliographiques vinrent finalement estomper l’infime doute qui subsistait encore dans notre esprit en nous apportant la preuve que Huize est bien la Dongchuan indiquée par Francis Garnier et ses compagnons comme lieu de décès de Doudart de Lagrée dans le Voyage d’Exploration en Indo-Chine. Dans sa thèse de doctorat intitulée Landscape practices and representations in eighteenth-century Dongchuan Southwest China et soutenue en 2012 à l’université de Leyde aux Pays-Bas, Huang Fei indique clairement, preuves à l’appui, que l’actuelle Huize est bien la Dongchuan historique où il y avait un temple dédié au dieu de la mine, corroborant ainsi nos hypothèses quant au lieu de décès de Doudart de Lagrée.
En conclusion de notre voyage d’exploration littéraire, historique et géographique à la recherche du cénotaphe d’Ernest Doudart de Lagrée, si nous n’en avons plus trouvé de trace écrite après 1908, nous avons localisé à Huize dans la province du Yunnan le temple dans l’enceinte duquel il fut élevé par les membres de la Commission d’exploration du Mékong en 1868. En cette année du 150e anniversaire de sa mort, nous formons le vœu que la mémoire du capitaine de frégate Ernest Doudart de Lagrée puisse un jour être honorée comme il se doit en ces lieux où ce grand explorateur rendit son dernier soupir.
Yvon Velot
Sources
- GARNIER, Francis (1873). Voyage d’exploration en Indo-Chine effectué pendant les années 1866, 1867 et 1868 par une commission française dirigée par le capitaine de frégate Doudart de Lagrée et publié par les ordres du Ministère de la Marine sous la direction de M. le lieutenant de vaisseau Francis Garnier, Paris, Librairie Hachette et Cie (deux tomes et deux atlas).
- GARNIER, Léon (1885). Voyage d’exploration en Indo-Chine effectué par une commission française présidée par le capitaine de frégate Doudart de Lagrée, Paris, Librairie Hachette et Cie.
- DE CARNE, Louis (1872). Voyage en Indo-Chine et dans l’Empire chinois, Paris, E. Dentu, Editeur.
- VIAL, Paulin (non mentionné comme auteur) (1892). Doudart de Lagrée : Opuscule sur sa vie et ses œuvres par le secrétaire du Comité dauphinois pour l’érection de sa statue, Grenoble, Imprimerie Breynat & Cie.
- Chambre de Commerce de Lyon (1892). La mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine 1895-1897, Lyon, A. Rey et Cie, Imprimeurs-Editeurs.
- Chambre de Commerce de Lyon (1892). La mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine 1895-1897, Lyon, A. Rey et Cie, Imprimeurs-Editeurs, p. 72-73.
- BIAN Boze (卞伯泽), 2014. Huize Wenhua Zhi Lü – Gucheng Yiyun 会泽文化之旅——古城遗韵, Kunming, Yunnan University Press.
- Association Ricci du grand dictionnaire français de la langue chinoise, 2014. Dictionnaire Ricci chinois-français, Beijing, The Commercial Press.
- Yunnan Jufeng Electric Welding Machine Co. Ltd : 云南炬锋电焊机有限公司, Yunnan Jufeng Dianhanji Youxian Gongsi en pinyin.
- HUANG, Fei, 2012. Landscape practices and representations in eighteenth-century Dongchuan Southwest China, Leiden, Leiden University (thèse de doctorat).