Il y a quelques années, notre Comité, via un article de Thierry Gandolfo, avait rappelé la liste des victimes civiles des bombardements sur Issy-les-Moulineaux. Les bombardements furent nombreux puisque qu’on en signale le 3 juin 1940 ; les 3 mars et 30 mai en 1942 ; les 4 avril, 14 juillet, 24 août, 3 septembre et 15 septembre en 1943 ; les 24 juin et 25 juillet en 1944. Ils furent allemands, pour les premiers, puis par la suite alliés et notamment Anglais. Et près de 80 Isséens et Isséennes perdirent la vie.
Jean-Didier Bérard a lu cet article et nous a communiqué des informations sur son arrière-grand-père, Pierre-Marie Bérard.
Enfance en Savoie.
Pierre-Marie Bérard nait le 30 octobre 1855, en Savoie. Enfant de Charles Bérard et de Marie Finaz, il voit le jour dans la vallée de la Tarentaise, alors pays de peu avec des fermes souvent de tailles modestes qui ne permettent pas de faire vivre toute la famille.
Le salut est dans le départ, ce qui n’est pas toujours facile. Au milieu du 19e siècle, les habitants, considérés alors comme des « moins que rien », voient leur appellation devenir un mot péjoratif. Ainsi le Dictionnaire Universel indique : « Savoyard : homme sale, grossier et brutal ; on emploie le mot savoyard par mépris » (1834). Ce véritable exode est tel que des confréries naissent, la plus célèbre étant celle de Savoyards de l’Hôtel Drouot qui pendant près de 150 ans va s’occuper de la manutention des objets vendus aux enchères dans le célèbre hôtel parisien (on doit ici préciser le rôle de l’empereur Napoléon III qui fut à l’origine de cette confrérie particulière – la Savoie étant revenue dans le giron de la France en 1860).
Le salut passe aussi par le développement à la fin du 19e siècle d’unités industrielles liées aux activités d’extraction de matières premières, de manutention et de métallurgie et aux unités de production chimique.
Arrive pour Pierre-Marie le service militaire : apte, il porte le matricule 1625. Sous les armes à partir du 13 décembre 1877 au 24 septembre 1879, d’abord au 61e RI (Aix-en-Provence et Privas) puis au 83e (Clermont-Ferrand).
Pierre-Marie Bérard apprend le métier d’ouvrier bronzeur et se fait employer au gré des missions qu’il trouve.
Son arrière petit-fils, Jean-Didier Bérard indique : « Pierre-Marie travailla un temps chez son frère, chaufournier (conducteur du four à chaux dans la production de chaux vive), au moins jusqu’en 1890 ou 1895. Après il dut partir sur Paris, comme beaucoup d’ouvrier de la Tarentaise. Il devait avoir un lopin de terre mais bien insuffisant pour nourrir toute sa famille. C’était un de ces petits Savoyards, migrants saisonniers, qui acceptaient, durant l’hiver, les plus durs travaux qu’on leur offrait à Paris, Genève, Barcelone ou en Allemagne. Puis, Pierre-Marie dû certainement trouver une bonne place car il resta sur Paris ».
Le quartier Popincourt à Paris.
Pierre-Marie Bérard s’installe dans le quartier de Popincourt, dans le 11e arrondissement, non loin du boulevard Richard Lenoir. Ce quartier doit son nom à Jean de Popincourt, président du Parlement de Paris, qui fit construire un manoir à proximité en 1400.
Ce n’est pas par hasard. Les Savoyards ont établi leur quartier-général dans cette partie de Paris. Ils contrôlent tout et s’assurent de son bon fonctionnement au quotidien. Un modèle du genre : des responsables veillent à l’ordre et à la discipline, au respect de la loi, à la santé et au bien-être des migrants, souvent très jeunes. On y a le souci de l’épargne, tant et si bien que la plupart des « Savoisiens » ou « Savoyens » (comme ils s’appellent entre eux) finissent par rentrer au pays fortune faite. Ils peuvent ainsi doter, richement, l’église ou l’école.
Et comme Pierre-Marie sait travailler le bronze et sur des meubles et que le quartier est dévolu aux fabricants et aux marchands de meubles, alors…
Famille.
Le 23 juillet 1881, il épouse Marie Girod. Il a 25 ans, elle en a 18. De cette union naissent dix enfants sur la commune de Bellentre (Savoie, arrondissement d’Albertville) : Marie-Louise le 29 octobre 1881, Marie-Catherine le 26 mai 1884 (Bellentre), Philomène le 3 février 1886, Marie-Eugénie le 30 juillet 1887, Jean-François le 12 juin 1889, Marius le 16 octobre 1891, Rémi le 5 août 1893, Ludivine le 25 septembre 1894 et les jumelles Isabelle et Zoé le 4 septembre 1895.
De ces dix enfants, malheureusement plusieurs ne survivront pas : Marie-Eugénie meurt à Bellentre en 1901 à l’âge de 13 ans, Rémi et Ludivine décèdent tous deux à l’âge d’un mois, et les jumelles ne vivront que quelques jours.
Certains enfants restent sur la Savoie et d’autres suivent leur père ou l’exemple de leur père en migrant vers la Région parisienne ou ils s’établissent eux-aussi dans le 11e arrondissement. Plus tard, à la retraite, Marie-Louise s’installera au Kremlin-Bicêtre, Marie-Catherine à Paris, Philomène à Villeneuve Saint-Georges, Jean-François à Vigneux- sur-Seine. Mais avant, il s’agit de les marier ces enfants et toujours dans ce 11e arrondissement. Evénements heureux qui ne cachent les blessures des disparitions.
Qui ne cachent pas non plus la peur de perdre des enfants à la guerre : Jean-François Bérard s’illustre au cours de la Première Guerre mondiale. Il reçoit la Croix de guerre et est cité à l’Ordre du régiment avec obtention de la Médaille militaire.
En 1918, à l’âge de 55 ans, Marie Bérard rend son âme à Dieu et laisse son époux Pierre-Marie.
L’opération Paula.
Dans les années 1920, Pierre-Marie Bérard est admis dans une maison de retraite d’Issy-les-Moulineaux.
Le 1er septembre 1939, les troupes allemandes envahissent la Pologne, sans déclaration de guerre et après d’intenses bombardements. Comme prévu et après tant et tant de reculades, le Royaume-Uni et la France, alliés, déclarent la guerre à l’Allemagne le 3 septembre. Mais, adoptant une stratégie défensive, les alliés laissent Hitler, puis Staline, écraser l’armée polonaise. Les généraux de la Wehrmacht persuadent Adolf Hitler d’attendre le printemps pour lancer l’offensive sur les Pays-Bas, la Belgique et la France.
Cette offensive débute le 10 mai 1940. L’armée française s’y est préparée. En contact avec le roi des Belges, elle est tenue au courant heure par heure de l’avancée de l’armée allemande. Ce qu’elle n’a pas prévu c’est la Blitzkrieg : les Allemands utilisent à fond les concepts de choc et de vitesse. Le couple char-avion communiquant par radio et la concentration des moyens sur des points sensibles du front allié surprennent par leur rapidité d’action les états-majors français et belges.
Le 15 mai les Pays-Bas capitulent, suivis le 28 mai par la Belgique. Le Plan Rouge, l’invasion de la France, peut alors commencer. Partout les soldats français doivent reculer face à la puissance allemande. Bien souvent, au prix de sacrifices énormes. Plus de 100.000 soldats français sont tués en quelques jours.
Le 3 juin 1940, les Allemands décident d’appliquer le déroulement de l’Opération Paula (Unternehmen Paula). Celle-ci consiste en une attaque aérienne de la Luftwaffe visant à détruire les dernières unités de l’armée de l’Air française, dirigée par le général d’armée aérienne Joseph Vuillemin, de même que les usines de fabrication d’avions autour de la capitale. Il s’agit enfin de porter un coup dur au moral de l’armée française toute entière.
Les avions de reconnaissance allemands commencent par dresser un rapport sur les aérodromes français autour de Paris (près de 1.300 appareils). Les unités de défense anti-aériennes sont également cartographiées.
Mais l’opération est compromise par les services de renseignement britanniques qui ont réussi à décoder les messages de la machine Enigma et ont averti les Français des intentions allemandes en fournissant notamment l’ordre de bataille aérien. De plus, des signaux radios envoyés depuis la Tour Eiffel mettent en alerte l’ensemble des unités aériennes. Ainsi, l’armée de l’Air française réussit à stopper l’offensive allemande, au prix de la perte de 35 avions (vingt au sol et 15 en actions). Les pilotes sont héroïques : la plupart des bombardiers allemands volant à haute altitude, les chasseurs français doivent gagner de l’altitude pour les intercepter.
Quant aux bombes, il s’agit principalement d’engins incendiaires de type C-250 Flammbombe, qui font des dégâts importants au sol. On est très loin du concept actuel de frappes chirurgicales. Dans cette attaque, 254 Français perdent la vie. A Boulogne et Issy, les usines Renault et celles d’armement Gévelot sont ciblées.
Ce 3 juin 1940, 25 Isséennes et Isséens sont tués, parmi lesquels Pierre-Marie Bérard alors âgé de 84 ans. Le 22 du même mois, son petit-fils, Gaston, est fait prisonnier en Lorraine par l’armée allemande.
Pierre-Marie Bérard est considéré comme une victime civile. Victime non combattante, non reconnues. Les victimes civiles ne sont pas représentées par des associations, ne sont pas commémorées. Victimes mortes pour la France… qui les a bien oubliées. Sous l’impulsion de la municipalité d’Issy-les-Moulineaux, le Comité du Souvenir Français est à l’œuvre pour la réfection de stèles des « victimes civiles ».
Sources :
- Cimetière d’Issy-les-Moulineaux et son conservateur, Monsieur Thierry Gandolfo.
- Archives municipales.
- Histoire de la France et des Français, d’André Castelot et d’Alain Decaux.
- Archives familiales de Monsieur le lieutenant Jean-Didier Bérard.
- Encyclopédie Larousse, Wikipédia et Universalis.
- Archives INA.