« Notre infanterie vient de fournir à Verdun, pendant huit semaines, le plus magnifique effort en vingt mois de guerre. Elle en sort, diminuée numériquement – beaucoup moins que l’infanterie ennemie – mais fortifiée moralement par la conscience indiscutée de sa supériorité.
La bataille avait mal commencée. Mon unité n’y était pas encore engagée. Je n’en puis donc parler que par ouï-dire, avec prudence par conséquent. Il y avait certainement trop peu de troupes, trop peu de canons, trop peu de tranchées. Depuis fort longtemps, on ne se battait plus dans cette région. Or, si l’habitude est une seconde nature, c’est surtout vrai de l’habitude du feu, et les corps qui ont subi le premier choc avaient une accoutumance moindre que ceux qui sont venus en renfort. Leur artillerie, très diluée, manquait peut-être de souplesse. Enfin, l’organisation défensive des villages attirait le feu de l’ennemi, sans que la solidité des intervalles permît une résistance frontale. Tous nos camarades qui ont vécu les premières journées sont, à cet égard, unanimes. Les journaux ont d’ailleurs signalé déjà cette situation. Je la rappelle pour qu’on comprenne ce qui suit.
Il en est résulté, en effet, que, au moment où, par l’engagement de nos réserves, la bataille est devenue de notre côté une grande bataille, nos troupes se sont battues en rase campagne. C’est en rase campagne, pour ne citer qu’un exemple, que la 39e division du 20e corps à brisé l’élan de l’ennemi. C’est en rase campagne que, depuis et pendant des semaines, les corps successifs ont dû mener de front l’organisation du terrain et le combat. Tout cela sous des concentrations de feu de guerre de siège d’une intensité et d’une continuité sans précédent, sous une averse de projectiles dont ni les luttes de mai ni celles de septembre n’avaient pu donner une idée.
Ce feu infernal a été supporté par l’infanterie française sans un instant de faiblesse. Il y avait là des troupes qui venaient de la Champagne et de l’Artois. A leur arrivée, elles avaient dit : « Nous connaissons cela ». Vingt-quatre heures après, elles avaient changé d’idée. Peut-être avions-nous eu, à Souain ou à Neuville, des bombardements égaux ; mais jamais nous n’avions connu ce feu ininterrompu, appliqué à tout un secteur, depuis la ligne de tir jusqu’à l’extrême arrière. Grâce à la qualité de leur artillerie lourde, notamment de leur 150, les Allemands ont une mobilité de feux extraordinaire. Ils battent la première ligne, puis les communications, puis les batteries, avec une foudroyante rapidité. Notre artillerie, qui s’est surpassée et qui a arraché des bravos à l’infanterie, fait aussi bien, partout où elle a un matériel égal. Mais il lui sera difficile de faire jamais mieux, et cette constatation, sur laquelle tout le monde est d’accord, mesure l’endurance surhumaine dont nos troupes ont fait la preuve dans les deux secteurs qui ont vu le choc principal : secteur de Vaux-Douaumont et secteur du Mort-Homme.
Avant d’être en ligne, biffins et chasseurs étaient fixés, d’ailleurs, sur ce qui les attendait. Verdun est au fond d’un cirque, qui se prolonge et s’élargit vers le Nord par des vallonnements successifs. Il suffisait d’avoir franchi le gradin supérieur, la ligne des Côtes de Belleville, sur la rive droite, pour savoir vers quoi l’on marchait. Aucun de ceux qui ont fait ces relèves nocturnes n’oubliera la lourde chute des « arrivées » coupant l’ombre de lignes de feu, qui semblaient dire : « On ne passe pas ». On est passé, cependant. On n’a jamais cessé de passer. On est passé autant qu’il a fallu pour nourrir d’unités fraîches la ligne de combat. Ici se juge la force morale d’une troupe. Une fois en secteur, quand on a vu clair, tout se supporte. Mais la file indienne dans le noir, les pieds heurtant les morts, les trous de marmite où l’on bascule et le mot qui se passe de bouche en bouche : « Serrez ! ». C’est le moment atroce et interminable, où les meilleurs sentent peser sur leur nuque la main lourde de la destinée. Pas une hésitation, pas une défaillance, tout le monde à son rang, voilà ce que nous avons vu huit semaines durant, chaque fois que montait en secteur une unité nouvelle. Il n’est pas de spectacle plus beau.
Ces mêmes troupes, une fois en ligne, n’ont pas seulement fait face à l’effort de résistance inouï que leur imposait le feu de l’ennemi. Elles ont toutes, sans exception, subi des attaques et fourni des contre-attaques. Des compagnies, terriblement éprouvées par le bombardement, n’en ont pas moins tenu jusqu’au corps à corps et se sont fait tuer sur place plutôt que de reculer. Le sang-froid des mitrailleurs ne s’est jamais démenti. Toutes les pièces intactes ont tiré comme à la cible, jusqu’à la dernière minute, avec quel « tableau », on en a pu juger sur les parties du terrain que nous avons reconquises. Nos tireurs ont fait constamment le « maximum », attendant l’arrivée de la vague à 30 mètres et la jetant par terre d’une seule salve. Toutes les vertus techniques d’une armée de métier et le grand souffle national de la levée en masse, voilà nos soldats au terme de la seconde année de guerre. Discipline, intelligence, sang-froid, coup d’œil, ils ont tout ce qui fait les vainqueurs, dès que la lutte se joue à armes égales.
Leur supériorité sur l’ennemi éclate aux yeux, quand on peut se comparer, comme ce fut le cas tant de fois, l’attaque boche et l’attaque française. Le Boche travaille un front de 500 mètres avec son artillerie jusqu’à ce qu’il soit sûr de l’avoir retourné de fond en comble. Il sort ensuite et marche à l’assaut.
S’est-il trompé ? Y a-t-il encore sur ce front de 500 mètres deux mitrailleuses qui tirent ? Alors c’est fini. On aperçoit la ligne qui flotte, tourne sur elle-même et s’abat dans le trou le plus prochain. J’ai vu beaucoup par moi-même et j’ai beaucoup interrogé : il n’y a pas d’exemple d’une attaque allemande progressant sous notre feu. Il s’en est trouvé à Ypres en 1914, aux Eparges en 1915. Cette fois-ci, le ressort était détendu et le progrès de l’artillerie ennemie n’avait pas eu pour corollaire le progrès de l’infanterie.
Chez nous, au contraire, on marche sous le feu et malgré le feu. Cela ne décide pas de la bataille, parce que c’est l’héroïsme sublime de quelques minutes et que la bataille dure des semaines. Mais cela classe les hommes. Je sais un bataillon qui, parti d’un ravin, sans tranchée, a fait 250 mètres sous les mitrailleuses et est arrivé à l’objectif avec plus de la moitié de ses officiers par terre, dont le commandant tué. Je ne crois pas, en toute sincérité, que l’infanterie allemande d’aujourd’hui soit capable de tels efforts. Elle est solide, courageuse, certes. Elle n’a plus l’élan et, malgré le concours formidable de son artillerie, il y a des bonds qu’elle ne fait plus. Tous, chefs et soldats, nous pensons là-dessus la même chose. Nous connaissons trop la guerre et ses pièges pour croire que cela suffise. Mais nous disons sans forfanterie : « Le jour prochain où nous serons munis d’autant d’artillerie qu’eux, nous les aurons ».
Cette conscience de sa force est chez notre soldat un sentiment grave, simple et silencieux. J’entends dire en permission : « Quand ils reviendront, ils se battront pour un oui ou pour un non ». C’est mal apprécier nos hommes, doux et patients autant que solides et si profondément accessibles aux appels du devoir. Je ne connais pas de régiment qui ne soit fier d’être allé à Verdun.
« On a eu besoin de vous ». Ils disent cela, parce que c’est ainsi, pas pour se vanter, mais parce que, dès lors qu’il y avait un coup de chien, il était juste qu’ils en fussent, eux qui la « connaissent ». Notre vie ne nous forme pas à noter des nuances de psychologie et c’est grand dommage, parce que c’est tout de même nous seuls, leurs chefs et leurs compagnons de tout instant, qui connaissons bien nos hommes et que, de loin, de grands écrivains donnent au pays une image très noble, mais très factice, de ceux qui meurent pour lui. On vous a écrit – combien de fois ! – le soldat qui sort en criant de sa tranchée, qui brûle d’en découdre. Mais non ! On fait cela parce qu’il faut le faire, parce que c’est le métier, mais sans cris, sans gestes, la grenade d’une main, la baïonnette de l’autre. On tue sans parler. On « progresse », comme dit le communiqué, parce qu’on est là pour cela et que c’est la loi commune des travaux et des jours. Et c’est beaucoup plus beau qu’une charge à la Détaille !
Notez que cet effort, cette lutte d’homme à homme, avec tout ce qu’elle exige d’énergie physique et morale, on la demande, par suite des nécessités de la bataille, à des troupes qui souvent sont au feu, et quel feu !, depuis quatre ou cinq jours et autant de nuits. Représentez-vous le croisement continu des projectiles sur les têtes, le grondement inlassable des pièces, le fracas des « arrivées » et le déchirement des « départs ». Peu ou même pas d’abris ; la crainte, si l’on y descend, d’y être muré et de mourir étouffé ; la nécessité de rester là en se livrant à la chance et d’attendre que ça change, sans croire que cela doive changer. Tension des oreilles, tension des muscles, tension des nerfs, saut brusque à droite pour éviter le coup qui à vient de la gauche, camarades de vingt mois décapités près de vous, sensation d’être l’otage aux mains de la Mort : voilà la vie, telle qu’elle fut à Verdun du 21 février au 20 avril. Et toujours, quand il a fallu, ces hommes ont été prêts au combat, prêts à la défense, prêts à l’attaque, maîtres de leurs corps et de leurs âmes. Dites-vous que nous avons vu cela et concevez ce que nous avons envie de répondre aux stratèges de cabinet qui nous demandent avec condescendance si le moral n’est pas trop mauvais.
Dans cet enfer, la solidarité, sous sa forme la plus haute, se manifeste à tout instant. Pour transporter un blessé, chacun est prêt à risquer la mort. Pour aller chercher un tué qu’on aime, il y a des volontaires qui, chaque nuit, rampent en avant des lignes. Pour nourrir les combattants, il y a les cuistots qui, une fois par vingt-quatre heures, font, sous l’averse d’acier, un trajet qui en dure douze et plus. Ils vont, agiles et sonores, retentissant du bruit des bouteillons et des gamelles, débouchant dans le noir du village écrasé, dont les détours leur sont familiers. D’une allure de course, bondissant presque, l’œil ouvert et l’oreille tendue, trouvant le trou favorable contre la « marmite » qui siffle, se relevant, se recouchant, poussant vers l’avant, où les autres ont faim, ils vont, laissant chaque fois en route quelqu’un des leurs, qu’on découvre après, décapité ou éventré. Ils vont, avec toutes leurs forces, avec tout leur cœur, fiers de leur obscure et vitale mission, sachant qu’il dépend d’eux qu’on veille mieux au créneau, qu’on tire plus juste et qu’on attaque plus fort. Gars héroïques, qui vous bousculent de leur ferraille au croisement des boyaux ; qui revendiquent gaiement pour la « bidoche » et le « pinard » la priorité de passage ; sublimes serviteurs de la France qui se bat et qui, par eux, mange, boit et vit.
Quand la corvée est passée et que la soupe – bien froide – a donné du cœur au ventre, on se met au travail d’un bras plus robuste. Et quel travail !
Comme une charrue inlassable, le feu allemand creuse, ouvre, arrache, bouleverse, nivelle et retourne. Il y avait là une tranchée, finie la veille : il faut la refaire. Dans cet abri écroulé, des hommes, vivants peut-être, sont enfermés : il faut les dégager. Pour aller au poste du colonel, on avait creusé hier un boyau : aujourd’hui, c’est la pleine campagne où les gens d’en face vous tirent au passage ; il faut creuser de nouveau et, de nouveau, ouvrir la voie.
A ces hommes qui se sont battus, qui se battront, on doit à tout instant demander le dur effort de remuer la terre, de remplir les sacs, de les placer, de refaire le parapet, la banquette, les pare-éclats. Jamais un refus, tant est fort le sentiment professionnel de la nécessité, tant est instinctif le geste de se protéger derrière la terre remuée. Il y a des gens qui disent doctoralement : « Le soldat français n’aime pas remuer la terre ». Qu’ils aillent y voir ! Ils connaîtront mieux, en revenant, nos splendides terrassiers.
On redescend la nuit prochaine, car le commandement ménage les unités et les relève aussi souvent que possible. A une heure indéterminée, quand les remplaçants auront pu franchir les barrages et gagner le secteur, on se mettra en route, bien las, bien lourds, contents tout de même et déjà reposés d’avoir prononcé ce mot : le repos. Les guides sont partis pour montrer la route aux nouveaux venus. On les guette. Ils arrivent. On passe les consignes et, par sections, en avant ! Comme pour venir, c’est le coup de veine : on passera ou on ne passera pas. Peut-être un quart d’heure, peut-être une demi-heure, peut-être plus, il faudra « se planquer », se coucher, se tapir, et puis on repartira.
Voilà la côte redoutable, où l’ennemi, sans arrêt, cherche nos batteries. Il est rare qu’on échappe à son feu : question de plus ou de moins. Si, la zone dangereuse passée, tout le monde est là, quelques-uns blessés, mais pas de morts, on est content et, d’un pas plus relevé, on descend vers Verdun – Verdun cité d’horreur pour les imaginations de l’arrière – Verdun, ville de rêve pour les combattants de l’avant. Les « gros » y tombent, c’est entendu. Mais il y a des répits. Il y a des caves. Il y a des abris. Il y a l’idée d’être hors d’affaire, pour cinq jours, six jours peut-être et d’avoir, cette fois encore, « tiré sa peau ». Les cuisines sont là où on les a laissées. Le jus du matin a été soigné de main de maître. A peine au cantonnement, on s’effondre et on dort – on dort jusqu’à épuisement de fatigue, on dort comme dorment les enfants qui ne savent pas ce que c’est que la guerre.
Parfois le réveil est dur. Un avion passe et laisse tomber une bombe sur le pavé. Nous avons vu cela l’autre jour. Une compagnie était rassemblée sous les arbres pour le rapport. Elle a été décimée. Une popote d’officiers était réunie dans une salle basse : trois morts atteints par les éclats. Mais ces accidents sont rares et l’on a tôt fait de n’y plus songer. Le repos est court. Dans quelques jours, dans quelques heures peut-être, il faudra remonter « là-haut ».
Alors pourquoi « s’en faire » ? Les hommes se lavent. Les capotes sèchent. Des torses nus sa savonnent au soleil. Des manilles se prolongent dans l’ombre. Rien n’existe hors du moment présent, divine philosophie du soldat qui, à la mort près, imprime à la vie de guerre une si parfaite sérénité. Les officiers, pareils aux hommes, sont moins libres qu’eux : car le papier ne chôme pas. Ils s’occupent des renforts, des propositions, des revues d’armes. Mais tout cela est devenu si habituel, si naturel, si instinctif, qu’on n’en souffre pas, qu’on ne s’en inquiète pas. La fonction a créé l’organe et l’organe fonctionne sans heurt, presque sans pensée, avec la régularité d’un corps sain et bien équilibré.
Cette adaptation parfaite au milieu, au devoir, au danger, voilà le caractère dominant de l’infanterie française. Le temps passé y est pour beaucoup. Mais quel corps et quelles âmes lui ont servi de matière ! ».
Sources :
- Extraits du Journal L’illustration.
- Photographie ECPAD.