« - Mon capitaine, un ordre de la brigade.
Descendus la veille des tranchées, après six jours et six nuits durs par le feu et par la pluie, nous occupons, à deux compagnies, les ruines d’un village en position d’alerte, prêts à remonter là-haut au premier signal. Ce signal, nul n’en doute, le voilà, et nous lisons : « Les 1ère et 2e compagnies du… bataillon de chasseurs se porteront immédiatement au chemin des Moulins à la disposition du lieutenant-colonel commandant le secteur ».
Un verre de « gnole » à la hâte ; une ruée des hommes de liaison vers les caves où gîtent les sections, quelques jurements, comme il est d’usage : « Bon Dieu de bon sang ! Sacré métier ! ». Au fond le sentiment profond que c’est dans l’ordre, puisqu’on était en position d’alerte. Vingt-cinq minutes après, les deux compagnies en armes sont massées dans la rue centrale.
Le chemin est long jusqu’aux deuxièmes lignes où la brigade nous envoie. Les boyaux sont pleins d’eau – nous les connaissons. C’est une affaire de trois heures. Mais, sortis du village, à mi-pente, une surprise nous attend. L’ennemi, qui sans doute attaque, veut barrer la route aux réserves et les boyaux sont « sonnés » de main de maître. C’est un beau tir. Le 15 et le 21 alternent, s’écrasant lourdement dans l’axe exact du boyau, couronnés de temps à autre de 105 fusants qui lancent dans le ciel ensoleillé leur fumée couleur d’absinthe.
Les chasseurs ne disent rien, mais je sais ce qu’ils pensent. Il y a des mois que ce fond de secteur est épargné par l’artillerie, et ce bombardement les choque comme un manquement aux règles du jeu : « Bande de vaches ! » murmure le clairon qui me suit, exprimant avec mesure l’opinion générale. J’approuve de la tête et je commande : « Les sections, à cent mètres ! ».
En avant vers les marmites. Là-bas, à demi-perdues dans la fumée collante de « gros », les ruines de la ferme-école nous révèlent le point critique. Il y eut, dans ce coin-là, longtemps, des batteries à nous. Le Boche a eu des mois pour régler. Nous trouverons un barrage soigné. D’un pas rapide, malgré la boue qui tire nos pieds au fond, nous approchons du barrage : 4 coups à la minute, bien placés. On ne passera pas. Je regarde à gauche : le barrage s’étend et d’ailleurs obliquer par là nous écarterait de notre but. A droite, au contraire, c’est assez tranquille. Je transmets à chaque section l’ordre de filer à travers champs en profitant d’un vallonnement modeste. Le mouvement s’exécute à merveille. Vingt minutes après, tout le monde a sauté dans l’autre boyau, profond de 2 mètres, plein d’une eau grise qui gicle à notre choc et retombe en pluie sur nos casques.
Une heure et demie de marche, avec les yeux qui piquent – car le Boche a lancé du puant – quelques coups presque heureux éclatant à droite et à gauche ; pas de casse, un seul blessé léger. Nous voilà au chemin des Moulins. J’arrête la compagnie dans le boyau et je cours à l’abri du colonel, que couronnent des panaches révélateurs.
- Ah ! Voilà les chasseurs, dit le colonel. Tenez, prenez la carte.
Une ligne bleue qui mord sur nos tranchées me renseigne avant tout commentaire. Le Boche, après deux explosions de mine très réussies, a enlevé notre première ligne bouleversée sur 1.200 mètres. Il a poussé son attaque sur la ligne de soutien qui a cédé sur 800 mètres, après avoir été coupée et nivelée par le bombardement. Nous tenons une tranchée médiocre en arrière, nous joignant tant bien que mal, à droite et à gauche aux éléments voisins qui ont pu maintenir leurs positions, mais qui sont séparées par le progrès de l’ennemi. C’est une hernie qu’il faut réduire.
- Je vous donnerai des ordres quand je serai complètement renseigné, conclut le colonel. Attendez dans le chemin creux, et tenez-vous prêts.
Nous connaissons tous le chemin creux. Il a des abris boches, des tombes boches, du matériel boche sous ses talus écroulés. On n’y donne pas un coup de pelle sans remuer un mort.
La nuit est noire et les fusées montent orgueilleusement dans la pluie qui recommence à tomber. Je dispose les guetteurs couchés en haut du talus et le reste de la compagnie s’assied au bas de la pente. Le froid est aigre et l’humidité indiscrète. Mais le spectacle ne permet guère qu’on s’attache à ces incidents. L’artillerie allemande, en effet, vient de rouvrir le feu avec une ardeur redoublée.
- Qui leur a dit qu’on est là ? grogne le sergent Durand.
Et de la troupe accroupie s’élèvent des voix tranquilles qui comptent les coups. Rien que du lourd : les obus tombent sur les deux talus, crachant leurs flammes dans la boue et nous couvrant de terre à chaque coup. Deux tombent dans le chemin : ils n’éclatent pas. Un autre, mieux constitué, explose en face de nous et me blesse quatre hommes. Deux plaies du bras, une plaie de la jambe, un éclat à la main : c’est le « filon », la descente au postes de secours en coupant à l’attaque de nuit.
- Tout droit et à gauche. Bonne nuit, les gars.
Et le grand Camille, en passant devant moi, répond :
- Depuis quatorze mois que je suis là, c’est bien mon tour.
Le Boche tire toujours. Il a bouché les quelques abris encore utilisables. Attendons. L’ordre du colonel viendra nous tirer de ce trou, puisque sûrement c’est nous qui ferons cette nuit la contre-attaque. L’enfer continue, bruit, flamme, fumée, mottes de terre dans les yeux. Les corps se tassent, se courbent, se moulent au sol. Mon lieutenant allume une pipe et murmure avec indifférence :
- On y passera tous si ça dure encore une heure.
Son ordonnance, en un grognement, réplique que les Boches tirent trop mal. Evidemment, mais dix mètres d’écart et ça y sera. Un pas dans l’eau, un cri :
- Le capitaine de la 1ère ?
- C’est moi.
- Voilà l’ordre du colonel.
A l’abri du pan de ma capote, j’allume ma lampe électrique et je lis : « La 1ère compagnie attaquera à minuit direction N.S. et reprendra la tranchée perdue en cherchant la liaison avec la 2e compagnie qui attaquera à sa droite en direction O.E. ».
Tout le monde a vu passer l’agent de liaison. Tout le monde est débout et prêt au départ.
- Planquez-vous, que je passe, les enfants.
Et je me porte en tête. Il y a trois semaines, quand le secteur était calme, ce boyau nord faisait notre orgueil et c’était plaisir, entre ses parois abruptes, de cheminer sur son caillebotis neuf. Je fais dix pas et je me cogne. Je tâte : c’est un 21 qui a comblé le boyau. Escalade et terrain découvert ; de boyau plus de trace et les fusées montent sans arrêt. « Pas de gymnastique, en avant ! » On court, courbés en deux, on trébuche, on tombe ; puis un trou. Le boyau reprend pour 10 mètres ; nouvel éboulement et l’ascension recommence. Parfois le pied s’affermit sur un cadavre qui peu à peu, sous le passage des vivants, s’enfonce dans la boue. Sans une perte, nous arrivons à ce qui fut naguère notre troisième ligne, à ce qui est cette nuit notre première ligne. Les restes d’une compagnie d’infanterie, qui a encaissé le matin l’explosion d’une mine, sont là et nous reçoivent cordialement. Le capitaine me fait les honneurs de ce réduit de notre défense et fait serrer à gauche pour donner place à mes hommes. Il est 11h10. Nous avons cinquante minutes pour nous préparer.
Nous nous glissons entre les morts posés sur le parapet et dont les pieds heurtent nos épaules et nous regardons. De la tranchée, plus rien : nivellement complet. Le Boche nous éclaire par des fusées répétées, et j’ai tout de suite l’impression qu’il n’a pas eu le temps de refaire une tranchée complète, moins encore de creuser des boyaux. Bonne affaire : ce seront des combats de petits postes et, comme nous sommes moins bêtes qu’eux, nous les aurons.
- Parlez bas, me dit le camarade qui me guide. Dans le boyau, leur barricade est à 20 mètres.
Comme confirmation, un pétard arrive dans notre dos et pulvérise trois sacs de terre. Dix pétards de chez nous répondent et un hurlement strident jaillit en face. Une gaité générale accueille ce résultat aussitôt attribué à l’habileté notoire du grenadier Lombard, clerc de notaire.
Nous allons travailler en douceur. Il s’agit de reprendre à l’ennemi environ 450 mètres de tranchée, sans doute à peu près détruite, et d’enlever à la grenade les postes qu’il a dû établir dans les parties les moins mauvaises.
Une patrouille de six hommes commandée par un sergent se hisse sur la barricade et disparaît dans le noir. Entre les éclatements d’obus, nous guettons le silence : rien. Dix minutes passent. Des pétards explosent à 150 mètres. Est-ce le Boche qui tire sur les nôtres ? Un quart d’heure encore qui me paraît long. Puis un appel, étouffé : « Attention, les gars ! » C’est un des patrouilleurs qui revient, annonçant qu’on a 60 mètres libres en face, un petit poste allemand au bout, d’autres éléments boches à 100 mètres plus à l’est.
Le sergent a continué en faisant un détour pour voir plus loin. Il n’y a pas de temps à perdre et je donne les ordres d’exécution : « Première section en avant à la grenade aussi loin que possible. Deuxième section prête à la soutenir. Troisième section avec des pelles suivant la progression et refaisant la tranchée au fut et à mesure. Quatrième section en réserve ». Dans un glissement presque muet, car tout le monde a compris le prix du silence, les hommes passent devant moi et s’enfoncent dans la nuit que la neige épaissit.
Il est 11h40. Nous avons de l’avance sur le programme. S’il faisait moins froid, nous nous sentirions parfaitement confortables, car l’affaire s’annonce assez bien. Une seule ombre au tableau : dans le désordre causé par les incidents du matin, on a oublié de renouveler la provision de sacs à terre, et une progression à la grenade sans sacs, c’est moins facile que de faire du maniement d’armes.
Une seule ressource reste, mais combien médiocre ! La barricade d’où nous partons, soit une soixantaine de sacs remplis, difficiles à manier et bien insuffisants comme nombre. La quatrième section entreprend la démolition et se charge du transport. C’est très risqué, si le Boche réagit. Mais qui ne risque rien n’a rien. Le sous-lieutenant, qui commande la section de tête, revient à moi ; ça marche et jusqu’à présent, comme l’avait signalé la patrouille, pas de difficulté. Ce qui sera dur, ce sera de refaire la tranchée. J’avais espéré qu’une réparation suffirait, mais tout est aplati. Gros travail. J’envoie un coureur chercher le peloton de pionniers du bataillon et, enjambant ce qui reste de la barricade, je vais pousser ma section de travailleurs, qui grogne en travaillant, à découvert, avec un sang-froid imperturbable. Le sergent patrouilleur et les hommes qui étaient restés avec lui rentrent à ce moment ; pas de casse, ça va.
Mais la pétarade augmente et, bien que mal protégé, l’ennemi l’est tout de même mieux que nous. Fort heureusement, ses liaisons sont aussi difficiles que les nôtres et d’ailleurs les Fritz, avec qui nous échangeons des pétards, ne lanceront pas les fusées rouges qui appelleraient sur eux, en même temps que sur nous, le feu de leur artillerie.
Il faut pousser : c’est la seule façon de s’en tirer et je lance en avant deux sections. Il est 1h40 et le jour, en cette fin d’hiver, ne nous gênera pas de sitôt. A partir de ce moment, j’ai le sentiment d’être dans la main du destin, d’avoir fait tout le possible et de ne pouvoir savoir ce qui en sortira. Mes chefs de section sont gens de tête et de cœur : ils feront pour le mieux. On place les gens. On leur donne un objectif. On les pousse. On les encourage. Et puis, à la grâce de Dieu ! 2 heures : le colonel fait demander des nouvelles. Par bonheur, je puis lui en fournir de précises, car en repoussant les Boches à coups de pétard, nous venons d’atteindre un croisement de boyaux qui nous donne plus qu’à demi-partie gagnée. De mes mains grasses de boue, je tire un crayon et mon carnet ; et, tant bien que mal je rédige deux lignes.
Tout le monde est content, en pleine action, en plein succès. Au croisement que nous venons de regagner en repoussant l’ennemi pas à pas, les sacs à terre de la barricade démolie sont transportés et l’on improvise quelque chose de sommaire, mais qui fait plaisir tout de même. L’organisation défensive, si modeste qu’elle soit, a une valeur morale en même temps que matérielle. On sait qu’on a désormais un point où s’accrocher. Mais dans le ciel blanc de neige, des lueurs éclatent, striées de petites baguettes : ce sont des minenwerfer qui commencent à travailler. Tir violent, très dense, mais qui par fortune est réglé 20 mètres au moins an arrière de nous. Personne ne s’arrête. Grenadiers et travailleurs continuent : tout le monde sait qu’il faut avoir fini avant le jour, et, du petit poste qu’on vient d’achever pour consolider le terrain gagné, une escouade s’élance en avant.
Malheureusement, le Boche se doute de quelque chose et voici qu’un tir de 15 s’ajoute à celui des mines. Mais comme il a peur de taper sur les siens, il tire trop long et le tumulte de ses éclatements retentit 50 mètres derrière nous. S’il continue comme cela, on s’arrangera.
On s’arrange en effet. Maintenant, nous sommes à 15 mètres de notre objectif final. Nous avons repris 2 mitrailleuses perdues l’après-midi et que l’ennemi n’avait pas eu le temps d’emporter. Toute la compagnie est dans la partie reconquise et des renforts d’infanterie commencent à prendre la place que nous avons laissée vide. Les pauvres gars, en montant, ont reçu les marmites qui nous étaient destinées et ils ont perdu du monde.
Le succès est maintenant certain. Si la nuit n’était pas finie, il serait complet. Malheureusement le temps passe. Le jour s’annonce. On y voit à 20 mètres. Or le petit poste, qui a atteint l’objectif final, est séparé du reste de la compagnie par un espace découvert où, faute de temps, la tranchée n’a pas pu être refaite. Les Boches, qui le voient isolé, lui tirent dans le dos. S’il reste là, quand il fera tout à fait clair, il sera fusillé comme lapin au gîte. Quel que soit le regret de tous, il n’y a pas à hésiter et je lui donne l’ordre de rentrer. Il refait, en courant, le trajet de retour, sous un feu nourri, qui blesse deux hommes, et nous achevons de nous organiser face à l’ennemi, ayant reconquis dans notre nuit 400 mètres de tranchées. Il fait grand jour et le Boche s’aperçoit que, comme disait l’autre, il n’y a vu que du feu. Un bombardement sévère affirme aussitôt sa mauvaise humeur. Il a cru que pendant huit heures que nous menions contre lui des combats de patrouilles. L’aube lui révèle une tranchée reprise et refaite : cela mérite bien un marmitage, médiocre au surplus, qui ne nous vaut qu’une demi-douzaine de blessés.
Notre rôle est fini. Les braves biffins achèvent de nous relever. Nous redescendons au chemin des Moulins où nous allons rester en réserve dans des abris relativement sûrs. Une allégresse générale couronne cette nuit d’aventure et je songe, une fois de plus, a ce mot d’un de mes chefs : « Quoi que nous fassions, jamais nous n’arriverons à être dignes de nos soldats ».
Sources :
Ce texte est extrait des notes d’un capitaine de chasseurs, pendant la bataille de Verdun, et des archives du périodique L’Illustration, publié de 1843 à 1944, et qui fut en son temps le magazine hebdomadaire le plus lu de France.