Publié le 12 Mai 2018
La diaspora du XXe siècle est formée par les Arméniens de Turquie rescapés du génocide de 1915, en majorité des paysans anatoliens demeurés sur les terres ancestrales. Consécutive aux déportations massives, elle se caractérise par l'abandon sur la scène internationale de la question arménienne (1917-1923). Après la signature du Traité de Lausanne (1923), l'aide aux Arméniens devient exclusivement humanitaire. Désormais, cette minorité se transforme en une communauté apatride c'est-à-dire formée d'hommes privés de citoyenneté, et donc du droit de retour dans leur société d'origine. Nous ne devons pas oublier également l’existence du Vorpachkhar, "le monde des orphelins" qui désigne un archipel d'enfants privés de mémoire.
Cette communauté de réfugiés, démunie de tout statut juridique, connaît alors des périples migratoires. La narration de l'exode s'organise comme une longue marche ponctuée d'étapes.
Aujourd'hui, on estime à 6-7 millions le nombre des Arméniens dans le monde. Pour ce qui concerne la diaspora occidentale, les communautés les plus importantes sont celles des États-Unis, dont la majorité est installée au Massachusetts (Boston) et en Californie (Los Angeles, Fresno et San Francisco) et celle des pays de l'Europe communautaire (dont 350 000 en France). Il faut préciser le caractère approximatif de ce chiffre dans la mesure où la majorité a acquis la citoyenneté des « pays d'accueil », rendant le comptage difficile, ainsi qu'en raison de migrations permanentes et d'une géographie changeante de la diaspora qui tend de plus en plus à s'occidentaliser.
En France : les étapes de l'exil et la rencontre avec l'ancienne diaspora
La Société des Nations créa un Haut Commissariat (1923) pour régler le statut juridique de ces réfugiés dont les passeports portent la mention "sans retour possible". Dès 1924, sous l'impulsion du norvégien Fridtjof Nansen, la grande majorité reçoit le célèbre "certificat Nansen" leur assurant tout de même un minimum de protection.
La majorité des réfugiés arrive par bateaux entiers à Marseille. Les témoignages relatifs à cette époque nous restituent un univers instable d'embauches brèves et précaires. De nombreux intermédiaires délivrent des contrats de travail, aidés par le Bureau International du Travail (B.I.T.) et le Haut Commissariat pour les Réfugiés afin d'alimenter les industries françaises alors en quête d’une main d’œuvre. Connaissant l'habileté des Arméniens dans l'élevage du ver à soie, le tissage et le travail du cuir, certains commissionnaires iront recruter des Arméniens dans les foyers d'asile, notamment en territoire hellène pour alimenter les usines de soie artificielle de l'Ardèche, du Rhône, de la Drome, de la Loire, et les industries du cuir de Romans et de Vienne. Si beaucoup se fixent à Marseille après avoir trouvé de l'embauche dans les mines de charbon de Gardanne ou les savonneries, d'autres remontent la vallée du Rhône vers les filatures et industries d'Ardèche (Joyeuses, Pouzin) et d'Isère.
L'axe Marseille-Paris demeure le couloir migratoire le plus emprunté. Mais on assiste également à la mise en place d'un système organisateur des mobilités géographiques et résidentielles fondé sur le regroupement régional et le désir de rejoindre un parent, un ami du même village d'origine.
La plupart des Arméniens ont été naturalisés aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Ils ne formulent plus le souhait du retour au pays d'origine, exception faite du rapatriement de 7 000 personnes parties de France vers l'Arménie soviétique entre 1946 et 1947. Ce mouvement de retour ou Nerkaght reste un événement majeur de l'histoire contemporaine des Arméniens.
Enfin, les vagues migratoires des communautés d'Orient vers la France joueront un rôle essentiel dans la modification du paysage communautaire surtout depuis 1975, et contribueront à la diversification des pratiques ethnoculturelles. Désormais, on peut parler d'une communauté hétérogène, tant sur le plan culturel que social. La répartition spatiale des Arméniens en France demeure fidèle aux itinéraires du regroupement des années 1930 : entre Paris et la région parisienne, le long du sillon rhodanien (Valence, Romans, Saint Etienne, Vienne, Décines, Lyon) et dans les Bouches-du-Rhône (Marseille).
L’espace urbain et industriel isséen s’est avéré très favorable à l’implantation d’une forte colonie arménienne. Vers 1923, de nombreux réfugiés trouvent un emploi à la Cartoucherie Gévelot, les Peintures Lefranc, la Blanchisserie de Grenelle, etc. Issy-les-Moulineaux constitue de nos jours un pôle identitaire très important, tant d’un point de vue démographique que des structures d'organisation.
Le lien communautaire. L'invention de territoires
À Issy-les-Moulineaux, les modes de regroupement permettent de saisir les espoirs investis dans les nouvelles terres-refuges. Dans un premier temps, il s'agit pour les réfugiés, de poser en un lieu les fondations d'une existence non provisoire. L'aspiration à l'enracinement apparaît dans l'acquisition des terrains à bâtir. « Construire sa maison » devient l'objectif quasi-obsessionnel des familles. Celles-ci délaisseront très rapidement les zones marginalisées de la commune (île Saint-Germain) et les baraquements insalubres pour investir les hauteurs de la ville (La « Rue de la Dé » demeure un lieu-symbole de la présence arménienne sur la ville). Dans les débuts de l’exil, les pratiques d'appropriation de l'espace favorisent la reproduction de conduites communautaires inspirées des modèles familiaux, villageois, religieux et politiques propres au "pays d'origine".
Ainsi, les réseaux villageois fondés sur une même filiation régionale, constituent en 1925 de véritables réseaux de solidarité. Les originaires d’un même village développent des pratiques d'entraide au sein des quartiers : prêts sans intérêts entre les familles pour l'achat d'un terrain et la construction de petits pavillons en dur, prise en charge commune des enfants, mariages arrangés entre les familles. La notion de village arménien des années 1930 exprime une solidarité des quartiers formés dans la proximité des lieux d'habitations des familles, favorisant un univers du contrôle social et l'expression de pratiques codifiées selon les règles d'une société patriarcale.
Le légendaire national
L'aménagement concret de lieux de sociabilité permettra l'expression d'un imaginaire de la continuité et d'une "conscience d'appartenance" célébrant les événements fondateurs d'une histoire nationale.
À Issy-les-Moulineaux, la construction des églises confère au groupe une autonomie religieuse et contribue au marquage d'une différence culturelle. Cette officialisation de la présence arménienne a donné lieu à l'édification de Monuments aux Morts érigés par les associations arméniennes en souvenir des victimes de 1915, à des jumelages avec la ville sainte d’Etchmiadzine qui inaugurent de nouveaux échanges franco-arméniens, à toutes sortes de marqueurs identitaires (à l’exemple de la rue d’Erevan, de commerces et d’activités socio-professionnelles spécifiques). L'église apostolique arménienne devient un pôle d'attraction des mobilités quotidiennes (L'église et la "vie autour de l'Église", diront certains représentants communautaires). Les représentations collectives insistent sur le rôle fédérateur de l'institution religieuse dans la dispersion.
Dès les années 1920, les Unions nationales, corps mixtes de laïcs et de clercs ont appuyé l'Église et ont mis en place toutes les activités annexes. L'Église s'est constituée comme "un lieu de mémoire vraie", organisant chaque année le rituel du 24 avril, à l’occasion de la commémoration du génocide de 1915. Ces marches ou défilés intégrés dans les "temps communautaires" de rencontre, attestent d'une volonté de rendre visibles les fondements de la dispersion en déployant un récit national. Ce récit se déroule lors des offices et des grandes cérémonies religieuses, où la tradition liturgique des églises orientales, riche en symboles, vient remémorer ce lieu d'où l'on vient. Les pratiques culturelles de la communauté inculquent certaines valeurs du passé historique : rituels commémoratifs, enseignement d’une langue dite « maternelle », mythe du retour.
L'intégration sociale
Il y a de la première à la seconde génération, une transformation et un élargissement de l'éventail professionnel. Ainsi que le souligne Émile Temime, historien des migrations, « l'idée de progrès chez les Arméniens, c'est d'abord l'indépendance donnée par la profession, par une certaine spécialisation dans le travail ».
Les Arméniens rejettent la condition d'ouvrier dans l'univers industriel, par désir de renouer avec des codes de vie inscrits dans leurs logiques socioculturelles (le travail "indépendant", l'élan créateur du petit artisan) ; disposition essentielle pour "retrouver une dignité perdue". La deuxième génération née en France dans l'entre-deux-guerres, accélère le processus d'intégration et s'invente de nouvelles perspectives d'avenir en louant les vertus de l'ascension sociale et de la trajectoire socioprofessionnelle. L'intégration sociale et économique des Arméniens en France s'est accomplie de manière relativement rapide, avec une percée importante des professions libérales et l'accès aux métiers de l'enseignement, de la recherche, du spectacle et du sport. On remarque un dynamisme important et une inventivité étonnante pour l'esprit d'entreprise et la création artistique.
La structuration de la vie communautaire
La réalité communautaire se caractérise par l'existence d'espaces sociaux réactualisant un "droit à la mémoire". On assiste très tôt en diaspora à une sorte d'amplification du sentiment national (Hayabahbanoum) assumé à l'intérieur du champ de la collectivité par d'innombrables associations satellites des partis politiques. Les représentants affirmeront à cet égard qu'elles sont les relais indispensables pour la conservation de son arménité. Citons en ce sens, la JAF (Jeunesse arménienne de France) qui naît et connaît un vif succès dans le contexte français d'après-guerre et qui soutient l'Arménie soviétique, le mouvement de jeunesse Nor Seround (nouvelle génération) d'obédience Dachnak qui a formé des générations de militants pour "une Arménie libre, indépendante et réunifiée".
À Issy-les-Moulineaux, le tissu associatif demeure très dense : associations philanthropiques cultuelles, culturelles, sportives, compatriotiques, unions professionnelles, associations de femmes, d'anciens combattants, de scouts etc.
Enfin, depuis l’indépendance de l’Arménie en 1991, on assiste chez les communautés nées de l’exil à des participations actives pour l’aide à la reconstruction du pays.
Martine Hovanessian est anthropologue et chercheur au CNRS, auteur du Lien communautaire - Trois générations d'Arméniens (Paris, Armand Colin, 1992. réédition prévue aux Éditions l’Harmattan, pour février-mars 2007), et de Les Arméniens et leurs territoires (Autrement, 1995). Elle a résidé pendant de nombreuses années à Issy-les-Moulineaux.
Sources :
- Site de la mairie d’Issy-les-Moulineaux
- Site de François Montagnon.
- Informations Geneviève G’Stell.
- Site www.suzannegstell.canalblog.com
- Archives de la famille Mouchmoulian.
- Archives du Souvenir Français – Comité d’Issy – Vanves.