Le 8 mars 1980, Pierre Darcourt, grand-reporter au Figaro, écrivait un remarquable article sur ce que l’on a appelé le « coup de force des Japonais » en Indochine. Cela s’est passé il y a exactement 76 ans. On parlait de coup de force, alors qu’il eut été préférable de prononcer les mots véritables : massacre systématique des soldats français et de nombreux civils européens.
Sur ce site, nous avons déjà écrit à propos de cette tragédie. Il est loin d’être inutile de le rappeler, comme l’a fait notre adhérent et ami, Alain Bétry d’Atlante-Editions.
Voici, in extenso, l’article de Pierre Darcourt.
« Depuis plus de quatre ans — totalement coupée de la métropole — l’Indochine française, en vertu des accords passés avec le Japon (autorisant le stationnement des troupes impériales nippones), vit à l’écart de la guerre. L’amiral Decoux soutenu par la majorité de la population (25 millions de Vietnamiens, de Khmers, de Laotiens et 45 000 Français) gouverne le pays. Il espère qu’un jour pas très lointain l‘empire du Soleil-Levant recevant un coup mortel (les armées alliées sont déjà entrées en Allemagne), il se trouvera alors en mesure de négocier avec ses représentants une libération de l’Indochine sans effusion de sang. Mais déjà de Paris et de Calcutta, où vient de se mettre en place une antenne S.R. et Action, le général de Gaulle et ses envoyés poussent à la résistance. Des parachutages d’armes et d’explosifs ont déjà eu lieu dans la brousse du Tonkin et certaines plantations. Des réseaux en contact avec l’O.S.S. et l’Intelligence Service existent, transmettant par radio des renseignements sur les bases japonaises. Les bombardements alliés se font de plus en plus précis. Des convois de bateaux sont coulés. Les revers subis par les troupes nipponnes en Birmanie, la perte des Philippines, la menace que fait peser l’avance américaine dans le Pacifique sur le territoire insulaire du Japon inquiètent l’état-major impérial. Les généraux japonais savent toute l’importance stratégique que revêt l’Indochine, unique voie terrestre de communication et de repli pour leurs troupes encore stationnées à Singapour, en Malaisie, en Thaïlande. En moins de trois mois, dans le plus grand secret, les Japonais ont quadruplé leurs effectifs en Indochine. Un plan d’attaque surprise est déjà prêt. Reste à trouver le prétexte. Le 9 mars, en fin de journée, l’ambassadeur Matsumoto présente à l’amiral un ultimatum inacceptable : « Le rattachement des troupes françaises au commandement nippon et l’assurance de défendre l’Indochine jusqu’au bout contre toute agression des forces anglo-américaines. » Decoux rejette sèchement le diktat. C’est la rupture et la guerre.
9 mars 1945 — 20 heures.
Au centre du Petit Lac, le pagodon posé sur son socle d’herbe cerné de lotus paraît flotter sur l’eau grise où tremble un reflet de toit cornu. Le ciel s’assombrit. La nuit tombe sur Hanoi. Une sourde explosion, retentit et l’électricité s’éteint. Dans la ville, soudain plongée dans l’obscurité, des camions bâchés, les phares masqués d’un « loup » bleu qui filtre la lumière, convergent vers le centre urbain, déposent à chaque carrefour des paquets de soldats casqués et trapus.
Rapides, disciplinés, ces soldats disposent des sacs de sable en demi-cercles, mettent mortiers et mitrailleuses en batterie. A 20 heures précises, la fusillade éclate, mêlée de hurlements qui déchirent la nuit. Rafales de traçantes, tonnerres de canons, lueurs fulgurantes des lance-flammes. Dix mille Japonais, surgis de l’ombre se ruent à l’assaut de la citadelle. Le calvaire de l’Indochine française commence. En Cochinchine, au Cambodge, au Laos, les faibles garnisons françaises sont vite submergées.
A Hué, retranchée dans « La Légation », une vingtaine d’hommes et trois sous-officiers commandés par deux officiers remarquables, le capitaine Bernard et le lieutenant Hamel, résisteront toute la nuit à trois compagnies japonaises appuyées par deux pièces d’artillerie et des chenillettes blindées. Mais c’est au Tonkin, où se trouve la majorité des vingt-cinq mille hommes que comprend l’armée française en Indochine (dont vingt-mille Indochinois) que se déroulent les plus durs affrontements.
A Hanoi, marsouins et tirailleurs de la citadelle tiennent vingt heures à un contre dix, sous un déluge de feu. Les neuf canons de 75 servis par les assiégés tirent hausse à zéro sur les Japonais qui se présentent aux « portes ouest et nord » en rangs serrés. Les tirs nippons redoublent d’intensité, mortiers lourds, obus de 77), des troupes fraîches relèvent les unités décimées. Trois fois les Japonais précédés de lance flammes ouvriront une brèche dans le dispositif français. Trois fois les marsouins les repousseront. La troisième contre-attaque menée par un officier sorti du rang, le capitaine Omessa, est un extraordinaire fait d’armes. En moins de quarante minutes, un bataillon japonais retranché dans les cours et les grands bâtiments du 9e R.I.C. est taillé en pièces… par huit groupes de combat (une centaine d’hommes). Pendant toute la durée de l’assaut, le vieux capitaine Omessa, une musette de grenades en bandoulière, a marché en tête de ses marsouins. Et il s’accrochera au terrain jusqu’au moment où lui et ses hommes auront épuisés leurs cartouches et leurs « quadrillées ».
Alors les marsouins incendieront leurs camions et saboteront les pièces d’artillerie.
Au quartier Balny, une grande partie des cadres étaient absents, mais des éléments de défense franco-indochinois on été mis en place. Le lieutenant Roudier, commandant la compagnie d’alerte, réussit à franchir plusieurs barrages japonais et rejoint son poste. La défense est organisée dans les deux bâtiments et la « tour chinoise » des transmissions. Les Japonais soutenus par un tir de mortiers, attaquent à découvert, le lieutenant Roudier armé d’une mitraillette, fauche les premiers rangs des attaquants et gagne la tour. Il se heurte à des Japonais infiltrés. Blessé d’un coup de baïonnette dans la poitrine, il s’écroule sans lâcher son arme, se redresse peu après et abat deux soldats japonais occupés à mettre une mitrailleuse en batterie contre nos troupes. Une balle explosive lui brise le bras (dont il devra par la suite subir l’amputation). Ses sous-officiers et ses tirailleurs défendront les positions jusqu’à l’aube.
« Faites votre devoir ! »
Le 10 mars à 16 heures, un clairon sonne le cessez-le-feu. Le général Okada, commandant les troupes d’attaque japonaises, accorde aux survivants de la citadelle les honneurs de la guerre. La cérémonie aux couleurs avec salut aux morts ; le défilé des troupes françaises en armes hors de la citadelle tandis que les Japonais leur présentent les armes. Les pertes françaises et indochinoises dépassent cinquante pour cent des effectifs engagés… en moins de vingt-quatre heures de bataille sans répit !
A Dong-Dang, poste clé de la frontière du Tonkin formé d’une série de blockhaus, couronnant un mamelon et en contre-bas de quatre casemates enterrées, la garnison de cent cinquante hommes, sous les ordres du commandant Soulié repousse trois assauts et contre-attaque en pleine nuit. Le commandant Soulié est tué. Le capitaine Anosse prend le commandement. Durant deux jours et trois nuits, la garnison brise l’une après l’autre toutes les vagues d’assaut japonaises.
Les Nippons, qui attaquent à dix contre un, amènent de l’artillerie lourde. Les blockhaus sautent l’un après l’autre. La garnison décimée, munitions épuisées, cesse le feu. Le général qui commandait les troupes nipponnes félicite le capitaine Anosse pour son courage… l’assomme d’un violent coup de fourreau sur la nuque et l’achève d’une balle de révolver qui lui fait éclater la tête. Les cinquante-cinq survivants du poste (dont quarante Indochinois) sont ensuite décapités au sabre ou éventrés au sabre ou éventrés à la baïonnette.
A Hanoi, près de la mer de Chine, le capitaine Regnier, athlète superbe (champion d’Indochine du 110 m haies et du saut en longueur) et fin lettré (il est titulaire de trois diplômes : chinois, vietnamien, et japonais), invité par les officiers nippons à disputer un match de basket, est fait prisonnier. Torturé, criblé de coups de baïonnettes, il refuse de signer un ordre de reddition destiné à la garnison qu’il commandait. Les Japonais l’amènent devant le poste et somme son officier adjoint « d’ouvrir les portes ». Le capitaine Regnier crie au lieutenant Damez : « Faites votre devoir ! » Le feu éclate de partout. Les combats dureront près de quatre-vingt-dix heures. Les Japonais, qui ont exécuté le capitaine Regnier, ont eu plus de deux cents morts. Le 13 mars, le lieutenant Damez reçoit l’ordre de se replier dans la brousse. Il incendie le poste et réussit à forcer les lignes japonaises avec tous les rescapés.
A Hagiang, après une nuit de durs combats, où les Japonais, appuyés par de canons, ont subi des pertes sévères, le lieutenant Marioka frappe les prisonniers à coups de sabre et abat d’une balle dans la tête le capitaine Bertard. Puis le massacre des prisonniers, mains liées dans le dos, commence : à coups de crosses, de baïonnettes et de pistolet. Des râles et des plaintes montent de ce tas informe et sanglant, donnant exactement l’impression d’un abattoir pendant l’égorgement des bêtes.
Sur un effectif de cinquante et un, quarante-cinq officiers, sous-officiers et soldats ont été massacrés. A Moncay, le colonel Lecoq est tué en emmenant ses hommes à la contre-attaque.
Le poste de Quang Yen, occupé par une compagnie commandée par le capitaine Mallet, assailli par deux bataillons japonais, repoussera six attaques et résistera jusqu’au 10 mars. Le capitaine Mallet, quatre fois blessé au cours de l’action — coup de sabre au bras (se dégage et abat un officier japonais d’une balle en pleine tête) ; au matin, une balle au cou ; à dix heures, une balle qui lui perfore le poumon ; à onze heures une autre balle lui traverse les deux cuisses —, refuse malgré tout de hisser le drapeau blanc. Le poste est écrasé sous les obus.
Le traquenard de Langson.
A Langson, verrou de la porte de Chine, tant de fois secoué par le fracas des armes, les Japonais commencent par tendre un traquenard « souriant » aux autorités civiles et militaires du territoire : l’administrateur Auphelle, le général Lemonnier et le colonel Robert sont arrêtés au cours d’un « repas d’amitié ». Au même moment, vers 21 heures, dix mille soldats nippons partent à l’attaque des positions françaises.
Sur tous les ouvrages, citadelles, fortins, points d’appuis, casemates isolées, casernement, le combat s’engage, tantôt à distance, tantôt au corps à corps : à la mitrailleuse, au canon débouchant à zéro, puis au lance-flammes. Marsouins, bigors, légionnaires se battent à un contre cinq, parfois un contre dix, sans reculer d’un pouce.
Devant la résistance que leur opposent les troupes franco-indochinoises, les Japonais essaient en vain d’extorquer au général Lemonnier, à M. Auphelle et au colonel Robert un ordre de reddition. Devant leur refus, les trois chefs français sont décapités.
Au cours de la bataille acharnée et sauvage, un officier d’un calme prodigieux, le lieutenant Duronsoy, conduit toutes les contre-attaques et récupère les blessés. Après quinze heures de combat, et malgré un bombardement aérien, la citadelle tient toujours. Duronsoy, blessé par plusieurs éclats de grenade, profite d’une accalmie pour se faire panser, et reprend la tête de ses combattants. A treize heures, les survivants se replient sur le fort Brière-de-l’Isle, en escaladant, sous le feu ennemi, les pentes abruptes de l’ouvrage. Le fort ne tombera que le 11 mars au matin, après avoir essuyé plusieurs salves d’obus toxiques. Les pertes ont été lourdes, deux cent cinquante « Européens » presque tous blessés.
Les Japonais alignent tous les blancs attachés avec de grosses cordes au pied des remparts du fort. Les tirailleurs indochinois ont été séparés de leurs frères d’armes « blancs ».
Un canonnier eurasien, Jean Nguyen, du 4eR.A.C. a été mis de côté, à cause de son faciès asiatique. « Tu n’es pas blanc, toi ! » lui jette un officier nippon, en le repoussant d’une bourrade. Nguyen secoue la tête et rentre volontairement dans le peloton des condamnés. Deux fois écarté, il reviendra deux fois en disant : « J’ai toujours vécu avec les Français. Ils m’ont toujours traité comme un frère. Je mourrai avec eux. »
Une mort atroce et glorieuse.
Les mitrailleuses japonaises ouvrent le feu sur les prisonniers, en tirant bas, à hauteur des jambes. Le lieutenant Duronsoy, les tibias éclatés, tombe à genoux, en entonnant « La Marseillaise », reprise spontanément par tous ses camarades. Deux compagnies de fusiliers « japs » poussant leur furieux « Banzaï», se précipitent sur les Français fauchés et les lardent de coups de baïonnettes. Le carnage dure deux heures. Puis ayant coupé les liens qui unissaient encore leurs victimes, les Japonais, à coup de pied, font rouler tous les corps dans le profond ravin bordant le fort, où les cadavres sanglants des héros de Langson, dispersés au hasard de la pente … ne connaîtront jamais de sépulture.
Tandis que, dans les garnisons de la haute région tonkinoise, se commettent ou se poursuivent ces tueries monstrueuses, d’autres troupes ayant échappé au piège, se replient dans la brousse. Des maquis se forment, des colonnes tendent des embuscades ou font sauter les convois ennemis. Ce sera le cas du groupement du général Alessandri, dont l’encadrement est renforcé par les jeunes officiers de l’Ecole militaire interarmes de Tong. Mais ce qu’il faut retenir de ces terribles événements du 9 mars 1945, c’est qu’en quarante-huit heures de combat, les forces françaises d’Indochine — six mille hommes, à peine — attaquées par soixante mille Japonais, ont perdu plus du tiers de leurs effectifs ! Les tirailleurs indochinois compteront quatre mille tués. Oubliés de la plupart des historiens qui ne l’ont même pas enregistré comme une péripétie de la guerre du Pacifique… les héros du 9 mars ont écrit une des plus belles pages de notre histoire militaire.
Ils savaient qu’en acceptant le combat, dont ils connaissaient d’avance le dénouement, qu’ils ne l’engageaient que pour mourir, pour l’honneur et le drapeau de leur patrie si lointaine !...
A quelques centaines de kilomètres de leurs garnisons, des milliers d’avions américains, basés en Chine, dont les fameux « Tigres volants », avaient reçu l’ordre formel de la Maison-Blanche de ne pas intervenir. Ils auraient pu écraser les divisions japonaises en quelques heures, ou parachuter des armes et des munitions aux Français qui luttaient dans les forts ou dans la jungle. Mais le ciel tonkinois resta étrangement vide…
Ce n’est que plus tard, les Américains, avec l’utilisation de la bombe atomique anéantiront les Japonais le 6 août 1944 à Hiroshima et le 8 août 1944 à Nagasaki ».
Sources :