Départ pour la chasse à dos d’éléphants ; région de Buon (Ban) Me Thuot (vers 1930).
Juin 2008. A la terrasse du café Le Comptoir d’Issy, nous rencontrons Louis Fortunat.
L'engagement. Le colonel Fabien.
« Je suis Lorrain. C’est dire si dans ma famille les invasions allemandes, on connaît ! Après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, mes deux frères, au front, se retrouvèrent rapidement prisonniers. Etant âgé de 16 ans en 1940, je n’avais pas été incorporé. Mais, dans l’insouciance de ma jeunesse, et je dois bien avouer que j’étais un peu « tête brulée », je ne pouvais m’empêcher de montrer mon hostilité à l’envahisseur. Ce qui donnait souvent des soucis à ma pauvre mère. Ainsi, le jour du 11 novembre 1942, je refusai de saluer un drapeau du IIIème Reich et expliquai mes convictions à l’officier allemand qui me toisait. Je fus immédiatement conduit au poste de police et, de là, emmené dans une mine de fer de Lorraine où on m’intima l’ordre de ne pas me faire remarquer. Deux ans, deux longues années, je restai enfermé à creuser et pousser des wagonnets. En 1944, je réussis à me sauver et rejoindre les bois pour tomber sur des maquisards. Ils m’aidèrent et bientôt, je fus incorporé dans une unité dirigée par le colonel Fabien ».
Le colonel Fabien est un personnage fort connu de la Second Guerre mondiale. Pierre Georges, alias Fredo, alias le colonel Fabien, est né en 1919. Militant communiste, il est de tous les combats idéaux et militaires entre les deux Guerres mondiales, s’engageant par exemple dans la Guerre d’Espagne en 1936 pour défendre les Républicains. En 1939, du fait qu’il est un dirigeant du Parti communiste français et après le Pacte Germano-soviétique, Pierre Georges est arrêté. Il s’évade d’un train, à l’occasion d’un transfert. En Juin 1941, l’Allemagne nazie attaque l’Union soviétique. C’est pour Pierre Georges le moment de rejoindre la Résistance. En août 1941, il abat un officier allemand sur le quai de la station de métro Barbès. C’est le premier fait d’armes contre un haut gradé de la Wehrmacht. Arrêté en novembre 1942, Pierre Georges s’évade de nouveau au printemps 1943 et, forme une unité de FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) qui participe à la Libération de Paris, puis de la France. Son unité est alors placée sous le commandement du colonel Salan (qui lui-même s’illustrera en Indochine puis en Algérie).
Louis Fortunat : « C’est en Lorraine que je l’ai rencontré. Il était à la tête de la Brigade de Paris, avec le colonel Salan. Pour s’engager, il fallait être majeur, ou pas loin, et signer. C’était aussi simple que cela. Alors, fidèle à moi-même, je suis allé embrasser ma famille et me voilà parti pour faire la guerre. On était en août 1944. A la fin du mois de décembre 1944, j’appris la mort du colonel Fabien. Il avait été tué, ainsi que tout son état-major, par une mine qu’il tentait de désamorcer. Ensuite, nous poursuivîmes en Allemagne. Belle revanche pour un Lorrain ! Et puis, mes supérieurs me parlèrent de l’Indochine. Comme je m’étais engagé « pour la durée de la guerre », j’acceptai. En juin 1945, à Strasbourg, je fus incorporé aux hommes du général Leclerc. Le 12 octobre 1945, à Marseille, à bord d’un navire britannique, L’Orante, nous embarquâmes pour Saigon ».
Le départ pour l'Indochine.
Depuis 1940, l’Indochine est restée dans le giron du gouvernement de Vichy. Le Japon, Empire du Soleil Levant, laisse faire, puis change d’avis et réalise un coup de force le 9 mars 1945 : les Japonais envahissent les villes du Tonkin, d’Annam et de Cochinchine, se rendant maîtres rapidement des maigres garnisons françaises. De nombreux européens sont arrêtés, enfermés, massacrés. Et ce, sous les yeux des Vietnamiens, qui comprennent à cet instant que la France est loin d’être invincible. Le 11 mars 1945, l’empereur Bao-Daï, que tous disent à la botte de la République, proclame l’abolition du protectorat et annonce que le Vietnam prend en main son destin. De même, le prince Norodom Sihanouk, le lendemain, prononce l’indépendance du Cambodge.
En juin 1945, le général de Gaulle charge le général Leclerc d’organiser un corps expéditionnaire dont le but est de faire la guerre, avec les Alliés, à l’ennemi japonais. Intervenir devient urgent car à la conférence de Potsdam, Staline, Churchill et Truman (qui a succédé à Roosevelt, mort en avril 1945) se partagent les pays libérés / à libérer. Pour le Vietnam, ils décident qu’au nord du 16ème parallèle, ce sera une administration chinoise et qu’au sud, elle sera anglaise.
La France ne peut laisser faire. Leclerc fait nommer Jean Sainteny, commissaire de la République en Indochine. Alors que les troupes chinoises pénètrent au Tonkin, que des soldats anglais arrivent au sud, Jean Sainteny tente de faire entendre la voix de la France. Le 23 septembre, une opération surprise, avec des militaires français réarmés, et sans que les Anglais interviennent, permet de reprendre Saigon aux Japonais et leurs supplétifs.
Le 5 octobre, le général Leclerc entre dans la ville. Il est suivi quelques jours plus tard par le groupement Massu de la 2ème Division Blindée et la 9ème Division coloniale. Le général Salan s’installe à Hanoï, en tant que Délégué militaire du Haut-commissaire.
Louis Fortunat : « Nous arrivâmes à Saigon. Quel spectacle ! Moi, petit gars de la France profonde, je voyais des centaines de soldats japonais, immobiles, plantés au garde-à-vous, leurs armes à terre. Ils se rendaient avec dignité et grandeur. On n’entendait pas un mot. Il y avait quelque chose d’invraisemblable là-dedans. Et puis, les opérations commencèrent. Je fus nommé brancardier au sein de l’équipe chirurgicale. Les coloniaux et la 2ème DB progressèrent par l’intérieur du pays quand nous passions par le fleuve. Les premiers accrochages se déroulèrent à Cai-Nin ».
Ban Me Thuot.
Dès son débarquement, le groupement Massu ordonne l’opération Moussac qui permet la libération de plusieurs villes du delta du Mékong : Bentre, Cantho, Vinh Lang, Travinh. Le groupement est appuyé par le bataillon SAS Ponchardier. Le 25 novembre 1945, la ville de Ban Me Thuot est enlevée aux insurgés. Il y a là des éléments du Vietminh, des vietnamiens manipulés par les Japonais, et surtout des Caodaïstes, secte religieuse, forte de 1,5 millions d’adeptes, et alliée du Japon depuis le début de la Seconde Guerre mondiale.
Louis Fortunat : « Ban Me Thuot, ce fut terrible. D’abord, on me confia une jeep. Mais je ne savais pas conduire. Un colonel qui s’occupait, entre autres, des chauffeurs, me fit piloter l’engin sur un terrain de football. Et quelques heures plus tard, je domptais ma monture dans les rues du village voisin. Mon rôle consistait à aller chercher les blessés. Je notais les blessures sur un petit carton, que j’attachais au treillis, et je repartais vers l’antenne chirurgicale. Là, le médecin-lieutenant Valon faisait un boulot extra. Il arrivait à soigner des dizaines de blessés en même temps. Et il y avait aussi beaucoup de malades : la dysenterie, les fièvres amibiennes, par exemple, faisaient des ravages. Et moi ? Je ne le fus jamais ! Je passais mon temps à manger des fruits. J’ai dû engloutir des tonnes d’orange. C’est peut-être cela qui m’a sauvé. Le fait d’être en jeep me permettait de voyager partout. Depuis Saigon jusqu’à Hué et le col des Nuages, j’en fis des kilomètres au volant de ma voiture. Ainsi, je me souviens avoir traversé, en pleine nuit, la vallée des empereurs annamites. C’était un spectacle fabuleux de deviner leurs tombeaux. Les statues des souverains, de leurs gardes, des chevaux, se dessinaient sur un horizon d’étoiles et de clair de lune.
En décembre 1946, l’antenne chirurgicale fut placée à Tourane. Je rencontrai le commandant Eugène Guilbaud. Un vrai chef, qui savait se faire obéir ! Grâce à des renseignements obtenus auprès des Chinois, nous apprîmes – je ne le sus qu’après évidemment – qu’une offensive générale Vietminh se préparait. A la tête du 3ème régiment d’Infanterie coloniale, Guilbaud fit merveille et réussit non seulement à couper l’élan des communistes mais en plus à mener la contre-offensive. Il y avait des blessés partout. Je n’arrêtais pas. Une nuit, un officier vint me réveiller. Il fallait faire une autopsie sur un cadavre car le gradé était persuadé avoir à faire à un début d’épidémie. Je protestais, n’étant pas toubib. Me voilà en train de scier le crâne du pauvre gars. Je tentai de me rappeler ce que j’avais vu faire au bloc. Bien entendu, je ne fus pas capable de réaliser le diagnostic.
Une autre fois, il fallait que je surveille un blessé particulier. C’était un légionnaire, originaire de Suède. Un gaillard immense, qui devait approcher les deux mètres et pesait plus de 100 kg. Avec cette corpulence, il passait son temps à faire peur aux Vietnamiens. Je le gardai quelques jours. Je crois qu’il finit par migrer en Australie. »
En ce mois de décembre 1946, l’insurrection communiste est générale en Indochine. Depuis les bombardements sur Haiphong le mois précédent, par l’amiral Thierry d’Argenlieu, les colons français sont systématiquement attaqués. L’ordre finit pas être rétabli, mais au prix de lourdes pertes. « J’ai le souvenir d’avoir vu six légionnaires découpés à la machette. C’était horrible », reprend Louis Fortunat.
Le retour.
« En juin 1947, je repris le bateau pour la Mère patrie. Et pas tout seul ! Je ramenais avec moi ma fiancée. Une infirmière d’Issy-les-Moulineaux, rencontrée dans un hôpital de campagne. Bientôt elle deviendrait Madame Fortunat. Après cette guerre, je fis mille métiers, principalement dans la mécanique de précision. Je faisais aussi beaucoup de sport, comme du football. Je jouais en amateur au Stade Français. Je chantais également. Cela devint presque un second métier. Je pris des cours et m’améliorai. Le dimanche, il m’arrivait de chanter dans des hôtels particuliers, dans des galas où j’accompagnais des vedettes du moment comme Marie-Josée Neuville. Plus d’une fois, je doublai mon salaire ! On peut dire que j’en connus des vedettes du show business comme Eddie Constantine, Philippe Clay et puis Ludmila Tcherina. Quelle belle femme… ».