Journal d'un poilu - 4/5 - La France sauvée par ses taxis.

Publié le 5 Novembre 2014

Les taxis sur la place des Invalides (AFP).

Les taxis sur la place des Invalides (AFP).

Journal du caporal Eugène Chaulin (104e RI).

 

Septembre 1914 :

 

Mardi 1er septembre 1914 : dès 2h ou 2h30 du matin, nous repartons et nous remettons en marche pour compléter notre mouvement de se replier. Nous repassons par Remonville et prenons la direction de Landres. Nous stationnons à 800 m au nord de ce pays. Toute la division réunie se repose.

 Nous préparons un plat de pomme de terre et une tasse de café. Nous quittons cet emplacement pour en occuper un peu plus loin 200 m environ. Là, nous faisons toutes les distributions de pain, de viande, de vivres de réserves et d’eau de vie. Les réservistes du dépôt d’Argentan viennent compléter notre effectif. On reforme les sections de la compagnie. Je passe à la 3e section, 12e escouade.

 Vers 5h00, notre ½ section va occuper pendant 1 heure le poste de soutien d’artillerie. Les obus allemands éclatent peu loin de nous. Le soir, vers 7h, nous quittons notre poste pour aller s’installer à 200 m au sud de Landres. Là, on refait des distributions, à cause des réservistes. Puis tout le monde bivouaque et se repose en plein champ sur un peu de paille. Il ne fait pas chaud du tout et l’on sommeille plutôt que l’on ne dort.

 Mercredi 2 :dès 4h du matin, nous nous remettons en marche. Nous nous replions et laissons passer en avant de nous le 5e corps. Il paraît que l’on se replie pour se reformer.

 Nous suivons l’itinéraire : Landres – Sommerance – Fleville – Cornay. Là, nous faisons une pause d’une demi-heure. Ensuite, nous reprenons notre route dans la direction de Lançon. Nous stationnons dans un bois où nous restons un moment pour préparer notre repas. J’en profite pour me laver, car voilà 8 jours que je ne l’ai pas fait. Nous nous remettons en route à travers bois, nous en sortons et nous suivons l’itinéraire de Binarville et nous stationnons à Vienne-le-Château. Nous rencontrons beaucoup de troupes d’autres corps d’armée, des cuirassiers, spécialement des cyclistes. Je vois Gautier à une halte avant le campement, il me donne quelques nouvelles et une carte de correspondance. Le soir, nous touchons les distributions ordinaires et de vin ainsi que le prêt. Je bois un peu de vin et mange des confitures ce qui me semble bien bon. Nous couchons dans un grenier.

 Jeudi 3 : réveil dès 4h puis départ vers 5h par l’itinéraire de Vienne-le-Château, la Ville-Noiremont et Sainte-Menehould. Dans cette ville, nous arrivons vers 9h30 et stationnons dans une espèce de terrain vague où nous préparons un petit repas et du café.

 Vers 11h, nous nous mettons en marche pour aller nous embarquer pour une destination inconnue. A peu de distance de la gare, nous nous arrêtons. Nous formons les faisceaux et nous attendons. Nous en profitons pour prendre quelques rafraîchissements car il fait bien chaud. Je mange une salade de tomates, ce que je trouve excellent. Je profite de l’instant d’arrêt à Sainte-Menehould pour acheter du papier à lettres et des enveloppes.

 Nous embarquons vers 5h. Au moment de notre départ, un aéroplane circule au-dessus de la gare. Nous partons vers 5h15. Une heure environ après notre départ, nous croisons un train du 304 où j’ai le plaisir de trouver M. Behuet. Nous avons tout juste le temps d’échanger un bonjour. Nous circulons toute la nuit dans une direction qui doit être celle de Paris. Nous dormons comme nous pouvons.

 Vendredi 4 septembre : toute la matinée, nous restons à la même place et ignorons le lieu où nous sommes. Nous allons à un pays voisin de l’arrêt pour faire quelques provisions de pain et de fromage, des gâteaux et du vin. Un camarade m’offre une tranche de melon. Notre train ne se remet en route que vers 6 heures du soir. Il ne fait pas grand chemin pendant la nuit. Nous sommes plutôt mal installés et ne dormons pas très bien.

 Nous avons quelques nouvelles car nous lisons les journaux.

 Samedi 5 : dès le matin, le train se remet un peu en marche. Nous sommes toujours dans une région inconnue. Nous remarquons que nous allons vers l’ouest, sans doute vers Paris, mais nous ignorons le nom du pays où nous sommes arrêtés. Le train fait peu de chemin, il a de nombreux et longs arrêts. Nous arrivons à Troyes vers 9 heures.

 A partir de ce moment, les arrêts sont moins longs. Nous croisons beaucoup de trains qui conduisent des émigrés et des troupes vers l’est. Nous continuons notre voyage toute la nuit. Nous sommes couchés toujours dans les mêmes conditions. Nous reposons très mal. Nous continuons d’être renseignés par les journaux.

 Dimanche 6 : au réveil, nous sommes dans une petite gare à quelque distance de Montereau. Notre train marche toujours à son allure régulière. Nous passons plusieurs stations, entre autres Fontainebleau. Là, une infirmière distribue des gâteaux, des cartes postales ; des hommes viennent apporter du tabac aux soldats. Il est alors 2 heures.

 Nous passons ensuite à Melun. Là, nous croisons un détachement anglais qui cantonne dans la gare. Il y a un grand échange de marques de sympathie entre les soldats des deux pays. L’uniforme des Anglais se rapproche beaucoup de celui des Allemands. La couleur est seulement un peu plus claire.

 Aux différents arrêts, nous trouvons des femmes, des enfants, des soldats qui nous distribuent de l’eau et des pommes. Nous croisons beaucoup de trains remplis de voyageurs et de voyageuses. On sent notre approche de Paris, car les uns et les unes font un heureux contraste avec les habitants de la Meuse. Beaucoup de dames charitables apportent des victuailles et des boissons aux blessés. Nous passons à Noisy-le-Sec et nous débarquons en gare de Pantin vers 10 heures du soir. Nous nous mettons en route pour Bobigny pour la direction de Gagny où nous arrivons au petit jour. Nous couchons dans une usine à plâtre où nous reposons un peu car nous sommes bien fatigués. Nous sommes bien contents d’être près de Paris.

 Lundi 7 : dès le réveil tardif, je vais faire un bon casse-croûte pour me remettre. Nous changeons de cantonnement. Je vois beaucoup de femmes qui viennent voir leurs maris ; j’envie bien fort le sort de ces derniers. Enfin, j’ai l’espoir que ce sera bientôt mon tour. Le matin, nous déjeunons au restaurant pour nous changer de l’ordinaire.

 Je profite de notre matinée de repose pour laver grosso modo mon linge que je fais sécher. Je perds ainsi un mouchoir… Le caporal Gueslin me prête 10 francs car je n’ai plus d’argent. L’accueil des gens est très bon à notre égard. Nous sommes bien fêtés. Dans les restaurants, on nous fait cuire les aliments qu’on achète et tout le monde s’empresse à nous servir. On sent un air de sincère affection.

 Le soir, vers 6 heures, l’ordre de départ est donné. Nous montons tous dans des taxis et nous mettons en route vers 6 heures 30.

 Tout le monde est dans les rues, les appels les plus sympathiques nous sont lancés. On sent tous ces cœurs vibrer à l’unisson devant l’approche de l’ennemi. Nous quittons Gagny, nous traversons Ivry, là, c’est le même accueil. Les femmes nous apportent des roses, pour ma part j’en reçois une blanche et une rouge. Notre course en taxis se continue marquée par l’incident qui résulte de ce que la colonne se trouve coupée et qu’un taxi va se jeter dans un fossé. Il faut alors ensuite retrouver sa route.

 Enfin, à 1 heure du matin, nous débarquons et allons bivouaquer dans un champ contigu du village de Silly-l-Long (Oise). Ce transport en taxis était très pittoresque. Grande différence entre ces Français et ceux de la Meuse.

 

 Mardi 8 septembre 1914 : notre réveil a lieu au jour et nous nous réchauffons en préparant un bon quart de café.

 Il paraît que le pays, qui a été occupé par les 10.000 Allemands pendant trois jours, est dans un état lamentable. Le champ où nous sommes, a été occupé par les Allemands : nous y reconnaissons tout le ravage qu’ils ont fait. Ils ont tué une multitude de poules, lapins, un porc dont on retrouve toute la peau. On trouve des bouteilles vides en quantité. En me promenant, j’ai trouvé des cartes à jouer allemandes, des cartes postales, une lampe électrique qui ne fonctionnait plus.

 Vers 10 heures, nous quittons notre bivouac, nous traversons la bourgade où nous constatons tout le pillage, carreaux cassés, portes défoncées, maisons mises sens dessus-dessous. Nous prenons alors une direction à travers champs pour nous rapprocher de l’ennemi dans la direction de Nanteuil. Nous renforçons des bataillons de chasseurs alpins et servons de soutien d’artillerie. Toute la soirée, les obus éclatent. Les Allemands tirent des bombes sur deux aéroplanes français.

 Le soir, nous couchons dans un champ de trèfle ; près de la crête, deux sentinelles veillent. Nous nous couvrons avec du foin puis dans des tas qui sont dans les champs. Dans ce même champ, à quelques mètres de nous, se trouvent quelques morts français de précédents combats (un caporal et un adjudant). La nuit est fraîche, le temps à l’air de vouloir devenir pluvieux. Tous, toute la journée, nous n’avons touché qu’un peu de pain.

 Mercredi 9 septembre : notre réveil a lieu vers 5h. On entend quelques coups de fusil. On nous apporte de la viande cuite. On aperçoit plus tard un gamin qui ramène un officier prussien.

 Vers 7h, nous quittons notre position et nous replions en suivant le chemin de veille. Nous passons par Sennievière (Chèvreville). Nous stationnons longuement dans une vaste prairie où se trouve aussi le 108e. Dans les plaines, nous voyons beaucoup de lièvres qui se sauvent au bruit de la canonnade. A notre compagnie, des camarades en attrapent deux.

 Nous quittons notre emplacement vers 3h pour continuer un mouvement de repli. En attendant, de notre cantonnement, nous voyons passer sur la route une quantité de blessés d’un bataillon du 102e qui s’est trouvé aux prises avec l’ennemi. Nous venons de cantonner au pays d’Ognes. Nous couchons dehors dans le village sur la paille. Nous n’avons pas eu dans la journée, le temps de faire la cuisine. Il a fallu se contenter de pain sec et d’eau.

 PS : je n’ai pas de carte car les villages que nous traversons ont été occupés par les Allemands et il ne reste plus rien. J’entre dans plusieurs maisons pour trouver une carte, mais je n’en trouve pas.

 Jeudi 10 : réveil dès 4h du matin. On prépare le café. Je visite quelques maisons pillées par les ennemis dans ce village d’Ognes. Les maisons sont sens dessus-dessous, tout est bouleversé : les armoires sont vidées, les tiroirs fouillés, les meubles, les objets d’art brisés, les lits, les matelas enlevés, les papiers personnels jetés pêle-mêle. C’est un spectacle vraiment attristant.

 Nous avons, dans la matinée, un moment d’accalmie, nous n’entendons ni le canon, ni la fusillade, on ne sait pourquoi. Nous en profitons pour faire une bonne soupe de légumes, de mouton, des légumes et du café. Vers 3h, nous nous remettons en route en direction de Nanteuil. A Ognes, deux uhlans sont ramenés prisonniers. Entre Silly et Nanteuil, nous rencontrons un blessé allemand. A Nanteuil, nous voyons le désastre causé par la guerre. Entre Nanteuil et Versigny, on rencontre une voiture de blessés allemands (il y en avait environ une douzaine. Avant de tourner vers Rosières, nous voyons un Français mort sur le bord de la route). De Nanteuil, nous prenons la direction de Versigny, puis nous tournons vers le nord en direction de Rosières. Nous allons cantonner dans une ferme près de ce pays. Notre section couche dans une bergerie. Il est environ 10 ou 11 heures. Tout au long de la route on voit qu’il y a eu des batailles. Au village de Groseilles, il y a eu un lieutenant français blessé et trois Allemands que le régiment emmène avec lui. Dans la nuit, vers 2h, nous sommes réveillés pour toucher la viande. Nous la faisons cuire et vers 3h30 nous mangeons une bonne gamelle de soupe et buvons du café.

 Vendredi 11 : dès 7 heures environ, nous nous remettons en route. En chemin, l’on nous transmet l’ordre général n°5 du général Maunoury, commandant la VIe armée qui félicite les troupes de leur endurance et les remercie pour la grande victoire remportée sur toute la ligne après 6 jours de fatigues, de privations et d’ardeur au combat.

 Le temps est fort couvert, la veille vers 4h30, nous avons eu une forte ondée.

 Nous marchons toute la journée, sans aucun répit pour faire la chasse à l’ennemi. Par Duvry, Crépy-en-Valois, Fresnoy, Roy-Saint-Nicolas (Aisne). C’est une journée très pénible. Nous restons sur pied depuis 7h du matin jusque vers minuit où nous arrivons pour nous reposer au cantonnement dans un grenier. Nous ne faisons aucune halte, repas, et ne touchons aucun vivre dans la journée. D’autre part, la pluie nous prend vers 3h30 et dure assez longtemps avec intensité. Nous sommes traversés.

 Heureusement que nous avons un peu de viande du matin et qu’en passant à Crépy, on peut acheter un peu de pain et de vin (c’est ce que je fais pour ma part). Nous sommes exténués en arrivant à Saint-Nicolas (Aisne) où nous tombons de fatigue. Beaucoup restent en chemin et ne rejoignent que le lendemain matin. J’ai trouvé une carte en passant à Duvry. Nous poursuivons l’ennemi à quelques heures de marche.

 Samedi 12 : dès le réveil vers 5h30, le temps est pluvieux. En attendant le départ, nous préparons le café, puis nous préparons un peu de riz. J’achète dans une ferme un pot de confitures et un litre de cidre, puis du beurre.

 Le canon se fait entendre vers les 9h, le temps est gris. Vers 7h, nous nous mettons en route, nous rentrons dans l’Oise par Chelles. A 500 m du village, nous prenons position comme soutien d’artillerie. La canonnade dure toute la journée. Les obus éclatent tout près de nous. Pendant la distribution, nous sommes obligés de nous déplacer pour éviter les obus. Nous sommes par colonne de compagnie à 50 m. vers 5h30, un obus éclate entre la 12e Cie et la 10e Cie. Plusieurs soldats sont blessés, d’autres tués. A la 12e un soldat de la 2e section reçoit un éclat en plein poitrine et est tué, un autre, un éclat en haut de la cuisse. Martin, de mon escouade, un éclat au mollet, deux autres légèrement atteints à la tête.

 Nous nous mettons à l’abri d’un bois pendant un instant et nous nous remettons en route pour rentrer dans nos cantonnements de la veille à Saint-Nicolas sous une pluie battante. La journée a été très pluvieuse. Nous sommes trempés. Les routes sont boueuses. Le soir, la pluie est si intense, qu’on se couche et n’allumons pas de feu pour la cuisine. Chacun utilise ses réserves. Nous touchons nos vestes, ce dont nous sommes heureux car nos capotes sont traversées. Enfin, on passe une bonne nuit de repose malgré la pluie et le vent qui font rage. Le matin, au cantonnement, je vois et manie un fusil allemand.

 Dimanche 13 septembre 1914 : dès 6h environ, nous sommes réveillés et rassemblés pour le départ. J’ai juste le temps de prendre ¼ de café et mettre un bout de viande sur la braise.

 ous nous mettons en marche et refaisons l’itinéraire de la veille. Nous poursuivons en suite par Guise et Berneuil-sur-Aisne. Là, nous passons l’Aisne sur un pont de bateau construit par le génie. Le pont ordinaire ayant été détruit la veille par les Allemands. Nous continuons par Berneuil-sur-Aisne et passons ce pays le soir, nous allons cantonner dans un village près de Tracy-le-Mont. Près d’arriver, nous rencontrons un détachement de 200 Allemands. Nous rencontrons une multitude de soldats blessés français et allemands.

 Le soir, au moment de se reposer, nous avons eu une forte alerte causée par la fusillade d’une patrouille ennemie. Une débandade s’ensuivit à travers champs, les balles nous sifflaient fort aux oreilles, plusieurs ont été blessés. Arrivés sur la route, un commandant nous a rassurés, nous a fait reformer. Nous sommes alors revenus à notre cantonnement où nous nous sommes reposés plutôt mal. D’autre part, la pluie a pris dans la nuit et des rafales avec le vent pénétraient sous le hangar, ce qui fait que nous n’avions pas chaud.

 - Tous les habitants sont heureux de nous voir. Ils détestent les Allemands qui leur prennent tout ce qu’ils ont.

 

 

Une batterie de 75.

Une batterie de 75.