Journal d'un poilu 5/5 - Papa, mon si jeune papa.

Publié le 9 Novembre 2014

Journal d'un poilu 5/5 - Papa, mon si jeune papa.

 

 

Journal du caporal Eugène Chaulin (104e RI).

  

Septembre 1914 :

 

Lundi 14 septembre 1914 : dès 6h du matin, nous nous mettons en route sous une pluie battante. Tout le long, nous rencontrons des blessés et des morts français et allemands.

 Nous poursuivons par Tracy-le-Mont, Tracy-le-Val, Bailly, Ribecourt. Dans tous ces pays, nous sommes bien reçus, on nous donne du vin, du cidre, du pain, des confitures, du café. Spécialement, par une bonne sœur à Tracy-le-Mont, nous avons du café, des pommes cuites, du pain, de l’eau de vie… Vers 10h, près de Bailly, nous faisons une grande halte, nous touchons les distributions et faisons cuire de la viande et buvons du café. Nous traversons l’Oise à Bailly sur un pont suspendu qui n’a pas été détruit par les Allemands parce qu’ils n’en ont pas eu le temps. Nous n’allons pas jusqu’à Ribecourt, nous redoublons à Bailly où vers 3h30 nous venons nous installer en tirailleurs. Nous voyons deux hussards allemands qu’une patrouille vient de faire prisonnier.

 Nous allons alors prendre position en tirailleurs pour garder un petit pont. Nous y restons jusqu’à la nuit, les cuisines nous y apportent la soupe et du riz. Nous y restons jusqu’à 3h, puis l’on vient nous rechercher, nous regagnons le bourg de Bailly et nous allons cantonner dans une maison inhabitée. Nous sommes assez bien installés et nous dormons bien. Dans Bailly, se trouvent quelques évacués de Verdun.

 Mardi 15 : réveil dès 4h30 et départ dès les 5h environ. Nous repassons le pont suspendu de Bailly et venons prendre les positions que nous avons occupées la veille sur la route de Ribecourt. Nous faisons du café. Nous passons une partie de la matinée à cet endroit où nous touchons les distributions. Puis, vers 1h, nous nous remettons en route pour Bailly.

 Nous dépassons cette localité, nous reprenons la direction de Tracy-le-Val, mais avant d’arriver là, nous prenons à droite dans la direction de Mampcel. Vers 3h, nous nous arrêtons. Nous entendons le canon tonner avec intensité. Il parait que nous avons un ordre de cerner une armée allemande.

 Je goûte du pain allemand qu’un camarade a trouvé la veille. Ce pain est plus noir que le nôtre, il doit être fait de seigle et a un goût sûr. Nous restons jusqu’au soir en réserve au bord de la route. La pluie se met à tomber, et l’on se met à l’abri au bord du bois. Le soir, nous nous mettons en marche en avant. Puis après 1 km, l’ordre est donné de se replier et d’aller cantonner à Tracy-le-Val. Il est environ 9h, quand nous pouvons nous installer. Pour ma part, je le suis très mal. Il me faudrait dormir assis sur un sac de grains. Aussi, je quitte ma section pour aller avec un camarade d’une autre section qui m’offre une place. Je suis alors assez bien et je me repose, couché dans un grenier par terre. La nuit, il tombe de l’eau.

 Mercredi 16 : réveil dès 4h et le départ doit avoir lieu à 4h30. Mais il est retardé d’un bon moment et l’on part faire le café. Le temps est pluvieux. Nous reprenons la route suivie la veille et nous stationnons un moment dans un champ pendant qu’on entend les canons et les mitrailleuses. Les Allemands tirent à la même place pour permettre à leur troupe de s’embarquer. Au bout d’une heure, nous quittons cet emplacement pour en occuper un plus avant dans un bois.

 Vers 11h, nous quittons le bois et nous dirigeons par la route de Carlepont. Nous prenons position dans un champ à la lisière d’un bois occupé par l’ennemi. Nous installons des tranchées et nous mettons à l’abri derrière. Toute la journée, le canon tonne des deux côtés ainsi que la fusillade. C’est surtout dans le bois que la lutte est vive. Plusieurs régiments d’infanterie sont engagés, entre autres le 104e qui ce jour devait être en réserve de division. Notre compagnie étant en réserve de régiment, nous n’avons pas donné, mais étions en position avec ordre de résister à outrance pour permettre à deux brigades d’infanterie de prendre l’ennemi du côté de Bailly. Nous restons dans nos tranchées assez tard dans la soirée puis nous nous replions pour venir cantonner à Tracy-le-Val dans nos emplacements de la veille. Les voitures de distributions étant parties, notre compagnie ne touche aucun vivre. Le soir, nous faisons un peu de riz et du café. Il est environ 11h quand nous nous couchons.

 Jeudi 17 : le réveil a lieu vers 4h30. Nous préparons le café, puis nous restons à attendre à notre cantonnement.

 ½ heure plus tard, nous quittons Tracy pour aller occuper un village dans la direction de Manpcel. Nous nous installons là, comme soutien d’artillerie. Comme nous n’avons touché aucun vivre, nous faisons cuire des pommes de terre à l’eau. La pluie se met à tomber vers les 11h30 et dure toute la journée. Nous sommes traversés et rien à manger. Un camarade et moi, vers les 6h, refaisons cuire une gamelle de pommes de terre. A la nuit, nous reprenons la direction de notre cantonnement de Tracy-le-Val. Les routes déformées par les voitures et les canons, sont couvertes de boue, on en a jusqu’au dessus de la cheville. Il est difficile à la nuit, de marcher dans ces chemins étroits et boueux. Enfin, vers 9h, nous arrivons. Nous faisons les distributions, mais interdiction de faire du feu. On se couche vers 10 heures.

 Vendredi 18 : réveil dès 3h30 pour préparer la cuisine. Nous faisons un peu de soupe avec la moitié de la viande, et le reste en beefsteak. Nous mangeons la soupe à la hâte.

 Vers 4h30, nous partons après avoir distribué la viande. Nous retournons à notre place de la veille. Mais à peine un quart d’heure après nous nous remettons en marche à travers bois. En chemin, nous croisons la brigade marocaine (chameaux, zouaves, sénégalais…). Là, nous faisons une petite halte, nous entendons le canon et la fusillade.

 Nous quittons ce lieu pour revenir par Tracy-le-Val puis Tracy-la-Mure. Nous nous arrêtons à peu de distance du pays, dans un champ de courses. Là, nous préparons des pommes de terre et du café, nous touchons les distributions, y compris du vin. Des lettres nous sont distribuées, et nous en adressons d’autres. Vers 6h30, nous partons. Nous repassons par Breuil-sur-Aisne, Cuise-la-Motte et allons à Compiègne en traversant la forêt sous une pluie battante. Nous arrivons à 2h de Compiègne où nous attendons le cantonnement sous la pluie. En route, à la dernière pause, le capitaine commandant le bataillon me frappe parce que je réclame la pause étant malade et fatigué. Enfin, vers 3h, nous logeons tout le bataillon dans le manège de la Caserne de Cavalerie. Nous dormons dans la soirée avec peu de paille. Nous sommes traversés, entièrement.

  Samedi 19 : dès 4h30, nous sommes réveillés. Il faut repartir. Nous traversons l’Oise sur un pont de bateaux puis nous traversons la ville et nous dirigeons par Bouegy. Là, nous restons une demi-heure et profitons pour acheter eau-de-vie, vin. Une brave femme nous donne des pommes, des noix.

 Nous continuons encore 4h et allons nous installer à garder une ferme de la commune d’Antheuil. Il est environ 10h. Nous nous installons dehors. Nous allons faire des tranchées dans un champ de betteraves. Puis, nous préparons du café, faisons cuire des pommes de terre. Moi, je fais une compote de poires et le soir une compote de pommes. Je ne suis pas dans un meilleur état de santé, surtout du côté du ventre et de l’estomac. Le soir, nous allons nous coucher dans un grenier dépendant de la ferme, où nous passons une assez bonne nuit. Malgré tout, on a un peu froid. Vers 6h, nous touchons les distributions réglementaires. La journée se passe sans pluie, mais avec du vent. On se chauffe, et on se sèche autour des feux.

 Dimanche 20 septembre 1914 : réveil dès 4h30. La pluie s’est remise à tomber dès le matin. Nous préparons le café. Nous touchons de l’eau-de-vie. Puis nous restons dans nos cantonnements. Je me lave, je ne l’avais pas fait depuis le séjour de Gagny.

 Nous mangeons du rata. A 10h, nous partons et stationnons dans un champ pour protéger le passage d’une division. A 1h30, nous nous mettons en marche et venons cantonner à Gournay où nous nous installons vers 3h30. Nous trouvons à acheter peu de choses, car tout a été pris par les Allemands, et les troupes qui ont passé. J’achète du miel, du vin, de l’anisette, des grillades de lard, du cresson. Nous touchons notre prêt. Le soir, nous nous couchons d’assez bonne heure et reposons bien dans une sorte de remise garnie de gerbes.

 Lundi 21 : réveil dès 4h. Mais on ne se lève guère que vers 5h, heure du rassemblement. La compagnie réunie, nous attendons le départ qui doit avoir lieu après 6h. Je bois un doigt d’eau-de-vie. J’ai acheté des pruneaux et une sorte de cache-nez. Je me fais cuire à la boucherie, une grillade de mouton que je mange avec plaisir. Je trouve Gauthier qui me prend une lettre, nous trinquons ensemble avec de la crène de noyau et de la prunelle. Avant, je bois du cassis et de la cerise.

 Nous quittons Gournay vers 9h moins le quart. Nous prenons la direction de Rennes puis La Neuville. Là, nous stationnons jusqu’à la nuit, nous faisons la distribution. Puis nous allons cantonner à Roye. Nous couchons dans un grenier sans beaucoup de paille, je me fais un lit de vieux chiffons. Toute la nuit, on entend le canon et la fusillade.

 Mardi 22 septembre 1914 : réveil dès 4h. Puis rassemblement. Nous prenons le café. Nous profitons que le départ n’a pas lieu immédiatement pour faire cuire des beefsteaks. Le départ a lieu à 7h. Nous allons sans doute nous engager dans une bataille…

 Nous passons par Canny-sur-Matz. A quelques centaines de mètres de ce pays, près du pays de Fresnières, nous nous installons dans un champ de betteraves. Nous restons couchés là, étant soutien d’artillerie.

  

* * *

 Madame Keraudren : « Avec cette dernière ligne du 22 septembre 1914, s’achève la rédaction du petit carnet de bord de mon grand-père, relatant, jour après jour, d’une écriture fine, sans faute d’orthographe, au crayon, avec des mots presque effacés (après de si longues années) et difficiles à déchiffrer, le déroulement des faits importants.

 J’ai recopié mot à mot, scrupuleusement, respectant même la présentation, ce précieux document.

 Au cours de cette bataille annoncée le 22, il a été blessé à Conchy-les-Pots, à proximité de Canny-sur-Matz, d’un éclat d’obus au haut de la cuisse, c’est-à-dire dans l’aine, ainsi que me l’a appris ma grand-mère et non en Belgique comme la Déclaration au Journal Officiel  du 18 mai 1922 le stipule pour l’attribution de la Médaille militaire qui a été décernée au caporal Chaulin.

 Il a été transporté dans des wagons à bestiaux, à la suite de cette blessure à l’hôpital maritime de Brest. Dans le compte rendu si méticuleux  de sa correspondance, on note le 24 septembre une lettre écrite d’Aubervilliers, le 25 une lettre écrite de Rennes, et la dernière sans précision de lieu, rédigée le samedi 26…

 Ma grand-mère, avertie, s’est rendue de Saint-Fraimbault-sur-Pisse, dans l’Orne, où ils étaient tous les deux instituteurs, à Brest où à son arrivée, on lui a appris que son mari était décédé le 29. La gangrène avait envahie sa plaie au cours de ce si long transport, et causé sa mort. Le 19 septembre, il signalait dans son carnet son mauvais état de santé… sa résistance devait être bien amoindrie.

 On a remis à ma grand-mère, un petit porte-monnaie contenant un petit éléphant porte bonheur en ivoire et un petit couteau, que je conserve précieusement ; ainsi que toute la correspondance qu’elle lui avait adressée au cours de ces deux mois. Avant de quitter pour toujours son mari, ma grand-mère lui a coupé une épaisse mèche de cheveux, contenue dans une enveloppe, que je possède également.

 Celle-ci a jugé bon de faire enterrer son époux dans le petit cimetière de Saint-Martin-des-Landes, dans l’Orne dont étaient originaires les parents de mon grand-père, eux-mêmes enterrés à cet endroit et disparus à cette époque. Je précise que le nom de mon grand-père figure sur la petite colonne érigée dans le cimetière et où sont inscrits les noms des soldats morts pour la France.

 Il existe, à ma grande surprise, un fil symbolique qui me relie à mon grand-père. Mes parents ont habité Verdun, je suis née à Troyes, et dans ce petit carnet ce nom est souligné, par quel hasard ? J’ai habité Noisy-le-Sec, où mon père, du nom de Guillaume (Eugène avait un camarade du même nom à la 11e escouade) a été chef de district à la SNCF de Pantin. Il a terminé sa carrière à la gare de l’est, et nous avons habité le 10e arrondissement depuis l’année 1953. A Bobigny, ma grand-mère était propriétaire d’un pavillon dont elle avait hérité. Mon grand-père avait fait son service militaire à La Tour-Maubourg comme caporal secrétaire. Je demeure à Châtillon. Mon grand-père est passé dans tous ces endroits…

 Ma grand-mère n’a pas eu d’autres enfants. Elle a terminé sa carrière à Châlons-sur-Marne comme directrice d’école maternelle, et où elle a connu la Seconde Guerre mondiale. Elle avait remis à sa fille, les précieux souvenirs de ce père disparu à l’âge de 24 ans. Ma grand-mère est décédée le 14 mars 1980. J’ai retrouvé ces documents et témoignages à la mort de ma mère (qui a eu trois enfants) le 31 décembre 1996 dans ses papiers personnels.

 Mais je n’ai jamais eu connaissance des lettres écrites par mon grand-père. Que sont-elles devenues ? »

 

 

Journal d'un poilu 5/5 - Papa, mon si jeune papa.

Rédigé par Souvenir Français Issy

Publié dans #Première Guerre mondiale

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