Henry Chavigny de la Chevrotière - La suite.
Publié le 23 Février 2012
Au mois de novembre 2009, le Souvenir Français d’Issy-les-Moulineaux avait publié un article sur le journaliste Henry Chavigny de la Chevrotière, dont le nom orne le monument aux morts de la ville (section Extrême-Orient). Nous avions terminé cette publication par ces mots : « Une seule question subsiste : pourquoi le nom d’Henry Chavigny de la Chevrotière se trouve-t-il sur le monument aux morts de la ville d’Issy-les-Moulineaux ? »
A la suite de cet article, Monsieur Jean-Pierre Jaillon a pris contact avec notre Comité pour évoquer longuement son aïeul et son enfance en Indochine.
Les frères Schneider.
Personnages importants de la société française en Indochine, les frères Schneider occupent une place de premier plan dans le monde de l’édition à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème. François-Henri nait en 1852. Ce dernier arrive de France en 1883 alors qu’il vient d’être promu au grade d’Agent de 1ère classe, Chef d’atelier de l’Imprimerie coloniale du Protectorat à Saigon. Deux années plus tard, il développe une imprimerie indépendante, mais reprend à son compte les travaux de son premier employeur. Moins de dix ans après son arrivée, François-Henri Schneider compte près de 160 employés au sein de sa société : l’Imprimerie de l’Extrême-Orient.
En 1892, il fait venir son frère, Ernest-Hyppolite – né en 1843 – pour lui confier la gestion d’une fabrique de papier qu’il vient d’ouvrir à Hanoi. François-Henri s’est en effet aperçu que l’on peut tirer un excellent papier à partir de bambous et, de fait, avec son frère, organise une véritable filière : de la production, à l’impression, en passant par la vente d’articles de papeterie. Bientôt, les frères Schneider siègent à la Chambre de Commerce et au Conseil municipal d’Hanoi. A contrario d’un bon nombre d’entrepreneurs coloniaux, François-Henri Schneider semble particulièrement apprécié de ses collaborateurs et de son milieu professionnel. En 1923 – soit deux années après sa mort – des Vietnamiens lettrés édifient une statue commémorative à sa mémoire, à Daï-Ich, au Tonkin.
Outre les bulletins de l’Ecole française d’Extrême-Orient d’archéologie, François-Henri Schneider édite des auteurs français d’Indochine, connus en leur temps, comme Pierre-Gabriel Vallot, Gustave Dumoutier ou encore Alfred Raquez et il imprime le Journal Officiel de l’Indochine. Parallèlement, il lance la Revue indochinoise et créé L’Avenir du Tonkin, premier quotidien à paraître en vietnamien à Hanoi. Proche des milieux politiques et pro-français, François-Henri Schneider aide le journaliste et écrivain Henry Chavigny de la Chevrotière à publier ses œuvres et son journal, La Dépêche, qui deviendra le quotidien le plus lu de Cochinchine et de sa capitale, Saigon.
Remariage.
Alors qu’il est déjà avancé en âge, François-Henri Schneider épouse la jeune sœur d’Henry Chavigny de la Chevrotière. De cette union naissent quatre enfants, dont la mère de Jean-Pierre Jaillon, Denise Schneider.
Jean-Pierre Jaillon : «Je n’ai malheureusement connu ni connu mon grand-père, Monsieur Schneider, ni ma grand-mère, Henrilia Chavigny, décédée en 1914, l’unique sœur du journaliste, qui repose à La Thieu. Ma mère épousa à la fin des années 1930 Monsieur Robert Jaillon – originaire de Nancy – qui s’occupait d’une plantation de café aux Collines Rouges des hautes terres du Tonkin. Son travail l’amena à voyager dans toute la péninsule indochinoise, et avec ma mère nous le suivîmes ! La vie en Indochine à cette époque – et avec le regard d’un enfant – me paraissait paradisiaque. N’allez pas croire que nous étions englués dans une quelconque société française colonialiste refermée sur elle-même. Je passai mes journées à jouer avec de petits Annamites. Et comme d’habitude, les choses sont bien plus complexes qu’on ne veut bien l’admettre, surtout si l’on considère les événements d’Indochine avec une réflexion a posteriori. Ainsi, même dans les familles françaises, « blanches » pour être très clair, les débats faisaient rage entre les tenants d’une colonisation jusqu’au-boutiste et les partisans d’une émancipation, voire d’une liberté totale du peuple vietnamien. Et c’était sans compter les familles au sein desquelles parfois des hommes avaient épousé de jeunes femmes vietnamiennes.
Si je n’ai pas connu François-Henri Schneider, il n’en est pas de même d’Henry Chavigny de la Chevrotière. Je l’ai vu – une seule fois – juste avant notre départ en septembre 1946 pour l’Ile de France. Il était venu signer des papiers à la maison, et furieux de notre départ, son regard a croisé en une fraction de seconde le mien, dans une sorte d’interrogation mutuelle. Il était en tenue de cavalier, et son accoutrement était bien différent de ce que j’avais l’habitude de voir à la maison : nos domestiques, mais aussi des rescapés et prisonniers hollandais (dont je trouvais le premier caché dans un arbre), des soldats anglais, puis des Français, fraîchement débarqués et en transit pour se rendre sur le front, contre les « terroristes ».
En mars 1945, nous vécûmes des journées atroces au moment de l’occupation japonaise. L’envahisseur était présent depuis plusieurs années déjà, mais s’en tenait aux casernes, les ports et les aéroports où les soldats étaient somme toute assez discrets. La Gendarmerie japonaise était en face de notre maison à Saigon. D’étranges « infirmiers » venaient en « griller une » juste devant ma porte, entre deux drôles de soins qu’ils réservaient essentiellement aux Chinois d’Indochine. Il convient cependant d’ajouter qu’ils se dérangèrent quand le « comité d’assassinat » Binh Xuyen vint essayer de fracasser nos solides volets, à travers lesquels je pus observer d’ailleurs la première manifestation anti-française, ordonnée par le Vietminh. Des hordes de Vietnamiens passèrent dans la rue, avec des camions, bourrés à craquer d’ex-prisonniers du bagne de Poulo Condor. Ils hurlaient, brandissaient des armes. D’autres hommes en armes tentaient de ramener un semblant d’ordre. J’appris plus tard qu’ils avaient une mission pour le moins terrible : l’assassinat du Père Tricoire, de la cathédrale de Saigon ; épisode qui devait marquer le début de la Guerre d’Indochine ».
Le départ.
« Du jour au lendemain, nous vîmes de plus en plus de Japonais dans les rues. Les arrestations se multiplièrent. Quiconque cherchait à résister était abattu sur place, sans sommation, sans explication. Et nous avons découvert ce qui était pour nous insoupçonnable : globalement – encore une fois avec mon regard de jeune enfant – les Vietnamiens se comportaient bien avec les Français. Mais ce que nous pensions être une amitié certaine n’était que crainte. Du moment où les Japonais démontrèrent que nos soldats étaient facilement battables, nous vîmes dans leur attitude que cette amitié – cette crainte – avait disparu. Le temps de la « courbure d’échine », si je puis dire, était terminé. Les Japonais nous firent prisonniers pendant quelques jours.
Enfin, les premiers soldats français arrivèrent en provenance de métropole. Nous allions être libérés. Je me souviens parfaitement avoir été sauvé par des parachutistes. Et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que je retrouvai certains de ces paras quelques quinze ans plus tard, alors que j’étais appelé du contingent en Algérie.
En 1946, ce fut le déchirement. Nous avons dû quitter l’Indochine. Nous nous sommes installés à Paris – rue de Saigon, comme un pied de nez de ma mère à sa famille restée là-bas – et j’ai terminé ma scolarité. Par la suite, j’ai fait carrière dans l’industrie pétrolière, aux achats chez Exxon-Mobil, et j’ai fondé une famille. Et je me suis installé à Coutances, dans le département de la Manche. Le climat est relativement doux et humide. Ce qui permet d’avoir une végétation luxuriante avec des palmiers et des plantes exotiques ! Et les côtes du Cotentin me rappellent celles de mon Vietnam natal…
Quant à mon grand-oncle, nous avons su son destin. Nous apprîmes son assassinat le 12 janvier 1951. Les restes d’Henry Chavigny de la Chevrotière furent rapatriés par la suite en France et, probablement parce qu’une personne de sa famille habitait la ville d’Issy-les-Moulineaux, son nom figure dans les Morts pour la France d’Extrême-Orient. Un fait est avéré : la très grande partie des Français qui sont morts en Indochine, qu’ils soient civils ou militaires – quand on a retrouvé les corps pour ces derniers – ne sont pas restés en Indochine ».
Le drame des sépultures françaises en Indochine.
Le 28 décembre 1993, le journaliste et écrivain Michel Tauriac a publié un remarquable article dans le journal Le Figaro sur la disparition des restes des Françaises et des Français inhumés en Indochine pendant la colonisation. Il est vrai que la République française, via le ministère des Affaires étrangères en collaboration avec les services de l’armée, avait procédé en 1986 et 1987, autant que possible, au rapatriement de ces enfants de l’ancien empire colonial.
Pour autant, dans plusieurs endroits du Vietnam, comme à Laï Thieu, à 25 km au nord de Saigon, des restes de milliers de Français ont été placés dans de petites urnes et laissées à l’abandon. Michel Tauriac : « Sont posées là, de chaque côté de ce couloir sans fenêtre ni éclairage, ces pauvres urnes d’argile au couvercle souvent entrebâillé, les unes sur une tablette de béton fixée au mur, les autres par terre. Certaines sont cassées et leur contenu, composé de cendres, d’ossements et de terre craque sous les semelles au milieu des tessons… Jetés au hasard, quelques menus bouquets de fleurs desséchées dans leur papier transparent, rappellent une cérémonie lointaine. »