La "Garde au Rhin" nucléaire par le GBA Ichac.
Publié le 11 Juillet 2013
Automne 1963, à Lahr, petite ville allemande de la vallée du Rhin, en face des Vosges. Ce vendredi soir les cars de la base aérienne implantée sur l'aérodrome de Lahr-Hugsweier, le long de l'autoroute Baden-Baden/Fribourg, viennent de ramener le personnel dans les cités des familles françaises de la Glocken, de la Seminar ou de la Tremplarstrasse. Les militaires en uniforme bleu de l'armée de l'air se dispersent rapidement, rejoignant les leurs pour préparer un week-end qui s'annonce un peu pluvieux, un temps idéal pour la cueillette des champignons en Forêt-Noire ! Mais en rentrant à vide vers la base, les cars croisent trois jeeps qui dès leur entrée en ville, et sans souci des réactions de la population allemande, maintenant blasée, commencent à actionner leurs sirènes. Remettant rapidement son uniforme, chacun empile quelques affaires dans un sac, embrasse femme et enfants et remonte dans les cars qui ont fait demi-tour et attendent au pied des immeubles...
C'est la 3ème Escadre de chasse, dont les deux escadrons sont dotés chacun d'une vingtaine de chasseurs-bombardiers « Super Sabre » F-100, qui est stationnée sur le terrain de Lahr. Depuis le 16 mai 1963 un premier escadron, le 1/3 « Navarre », est qualifié « nucléaire » (« Strike » dans le vocabulaire OTAN). Il a été suivi peu de temps après par l'autre escadron, le 2/3 « Champagne ». L'arme, une bombe atomique tactique, est américaine et ses conditions d'emploi sont donc rigoureusement contrôlées en conformité avec les plans de défense de l’OTAN et les procédures tant françaises qu'américaines. A l'extrémité de la chaîne de commandement c'est un binôme composé du pilote français et d'un « officier de permanence alerte » américain (ADO) agissant ensemble qui doivent activer l'arme, avec chacun son code secret. L'escadron a deux avions en alerte, en QRA selon le jargon de l'OTAN (Quick Reaction Alert = réaction rapide sur alerte), armés et sévèrement gardés dans une zone strictement contrôlée. Les pilotes de ces deux avions, qui passent 24 heures d'affilée dans le bâtiment de la QRA avec une équipe de mécaniciens et l'ADO, doivent pouvoir décoller dans les cinq minutes suivant le déclenchement d'une alerte. Ils emportent avec eux le dépliant de l'une des deux premières missions attribuées à l'escadron. Et même si par malheur, au cours du vol, ce livret glissait sous leurs pieds, au fond du cockpit, la mission serait poursuivie jusqu'à l'objectif car ils en ont appris par cœur le déroulement dans tous ses détails. J'en suis sûr car, en jeune lieutenant, je suis l'officier Renseignement de l'escadron, l'O.R., et à ce titre je suis responsable de leur faire passer régulièrement des tests sur ce sujet.
Aujourd’hui, quand la sirène d'alerte s'est déclenchée, ils ont comme prévu appliqué rigoureusement les procédures mais, une fois arrivés en bout de piste dans les délais, ils ont fait demi-tour et sont revenus en zone QRA pour reprendre leur posture d'alerte réelle. Car ce n'est qu'une alerte fictive qui vient d'être déclarée en cette veille de week-end, un de ces nombreux exercices qui permettent de tester l'aptitude des unités aériennes françaises et alliées à remplir les missions assignées comme « Rebecca », purement français, ou ceux déclenchés par l'OTAN et qui ont pour but d'évaluer chacun l'un des aspects de la mission pour culminer avec « Tac Eval » (l'Évaluation tactique) dont seule la réussite totale permet à l'unité de continuer à conserver sa mission nucléaire.
Ce soir-là, quand j'entre dans la salle d'opérations du 1/3 « Navarre », il y règne une atmosphère de ruche. « Captain Troy », le premier commandant d'escadrille arrivé sur les lieux, prépare les ordres en liaison permanente par interphone, le « tannoy », avec le chef de piste mécanicien qui lui passe la disponibilité des avions déclarés opérationnels en les désignant par le code de la lettre qui figure sur le fuselage :
- Le Bravo est prêt, mon capitaine, comme déjà le Tango et le Golf. Il ne faut plus compter sur le Romeo, on vient de détecter une fuite grave de liquide hydraulique, on essayera de le réparer après le décollage de la première vague. Mais je dois pouvoir vous sortir le Novembre d'ici quelques minutes, le Papa et l'Echo devraient suivre rapidement...
Et en fonction de ces annonces, Troy les affecte aux pilotes au fur et à mesure de leur arrivée :
- Le Gros sac », tu prends le Tango, avec la mission n°E/XXX, et toi, « Le P'tit boudin », le Bravo pour la E/YYY. Vous signez le cahier d'ordres et passez prendre vos dépliants de mission en salle « Rens ».
Dans le même temps le marqueur opérations, un caporal-chef du contingent, met à jour le tableau d'ordres, accrochant à la suite des numéros de mission à exécuter les plaquettes vertes des pilotes qualifiés chef de patrouille ou jaunes des sous-chefs de patrouille, puis celles portant le numéro de l'avion qu'il connaît par cœur – le Bravo par exemple c'est le Super Sabre F-100D n° 149 – et enfin, au crayon gras sur le rhodoïd, l'heure impérative de décollage.
De mon côté j'ai déverrouillé la porte blindée de mon domaine, la salle forte « Renseignement », ouvert les rideaux qui masquent les panneaux couverts de photos des chasseurs Mig ou bombardiers Yakovlev de ceux d'en face et les cartes de l'ordre de bataille des forces aériennes du Pacte de Varsovie, mais pas celui de la fenêtre barreaudée car nous sommes en procédure « black-out », aucune lumière ne doit filtrer à l'extérieur. Dans mon coffre à combinaisons se trouvent les « Déplinav » des missions de guerre, sauf ceux des deux missions d'alerte qui sont en QRA. Ce sont des petits dépliants faits de cartes découpées et collées où l'itinéraire est figuré par un gros trait central, les points « tournants » par des cercles avec à droite et à gauche les indications nécessaires à l'exécution de la mission, avec en particulier le minutage à partir de l'heure H de décollage, les altitudes minimum en fonction du relief, les vitesses, les points prévus de largage des réservoirs supplémentaires quand ils sont vides, le nouveau cap à prendre après chaque virage et enfin, au bout de la dernière ligne droite, le triangle qui marque l'objectif, là-bas, quelque part à l'Est, de l'autre côté du Rideau de fer. C'est dans cette salle que j'ai aidé les pilotes à préparer leur navigation, en leur indiquant la ligne de détection des radars de l'adversaire, la position des sites connus de missiles sol-air, les caractéristiques des avions de chasse qui risquent de les intercepter et tous les renseignements sur leur cible, localisation précise bien sûr, défenses antiaériennes rapprochées, description la plus exacte possible et, dans quelques cas malheureusement trop rares, photos. Car à cette époque, de l'autre côté du rideau de fer, les photographes ne sont pas bien vus autour des installations militaires !
Mais aujourd'hui, pour un exercice, ce sont des missions « équivalentes » que vont exécuter les pilotes, avec des objectifs en France. L'un après l'autre ils passent prendre le déplinav correspondant à leur mission. Ils vont le fixer sur la poche droite de leur pantalon anti-G qui permet en vol de mieux supporter les évolutions brutales. C'est maintenant au tour du « Clou » d'entrer pour récupérer sa mission et, malgré le sérieux de la situation, il me propose en souriant :
- Je pars avec le X-ray, je t'emmène ?
Le X-ray, c'est l'un des trois biplaces F-100F de l'escadron, le n° 009. C'est un peu mon avion fétiche car j'ai eu la chance d’effectuer avec lui mais en place arrière, en « sac de sable », plusieurs vols d'entraînement. Mais aujourd'hui chacun son job, et je le laisse partir en lui souhaitant bonne chance ! Il sort pour aller prendre au vestiaire pilote son casque avec masque à oxygène et enfiler son pantalon anti-G, puis rejoindre son avion au pied duquel l'attend son mécanicien, son « pistard ». Ils feront ensemble le tour du F-100, vérifiant au passage le libre jeu des becs de bord d'attaque, l'absence de fuites, le verrouillage de la trappe du parachute-frein... avant que, satisfait, le pilote ne s'installe dans le cockpit pour procéder à la mise en route. Ensuite il roulera jusqu'au bout de piste tout proche et, après accord de la tour de contrôle, poussera la manette des gaz, lâchera les freins, allumera la post-combustion et le F-100, libéré, roulant de plus en plus vite, décollera face au sud. Si l'alerte était réelle il prendrait peu à peu de l'altitude pour pouvoir, en virant par la gauche, survoler les croupes boisées de la Forêt-Noire et commencer à suivre l'itinéraire qui l'amènerait à larguer, à l'heure prévue et sur l'objectif assigné, son armement, cette bombe atomique tactique américaine. Mais aujourd'hui, avec un armement « fictif », il garde le cap au sud, coupe le Rhin à la hauteur de Colmar et vire à droite vers la trouée de Belfort, avant d'entamer une navigation à basse altitude qui l'amènera jusqu'en Vendée ou en Périgord !
Pendant ce temps l'escadron continue sa montée en puissance. Il doit pouvoir faire décoller, outre bien sûr les deux avions de QRA dans les cinq minutes, les quatre avions suivants en vingt minutes et enfin dix autres dans les trois heures, soit seize avions sur la vingtaine en dotation ! Alors les mécaniciens sont sur les dents afin de « sortir » le maximum d'appareils bons pour le service, dans un minimum de temps.
Une mission dure un peu plus de deux heures. Déjà les premiers avions rentrent au parking et reprennent leur place dans les alvéoles qui entourent le hangar de l'escadron. Après avoir signalé au bureau de piste les pannes éventuelles, les pilotes remontent aux opérations. C'est là que l'un après l'autre je leur demande de passer en salle Renseignement pour le « débriefing ». Au cours de cet entretien je leur demande les résultats de leur mission et tous les renseignements qu'ils auraient pu recueillir, à vue, sur le potentiel de l'adversaire, les défenses rencontrées, la situation des lignes... et avec tous ces éléments je rédige le « Misrep », le compte-rendu de mission, que les transmissions vont ensuite adresser à l'état-major. Car, le rôle de l'officier Renseignement est d'être une boite aux lettres à double sens. Si je dois d'un côté rassembler, venant des échelons supérieurs, le maximum d'informations dont le pilote va avoir besoin pour réussir sa mission, c'est le renseignement descendant, le « renseignement d'exécution », je dois aussi, de l'autre, faire parvenir à l'état-major, donc au Décideur, tout ce qui peut aider à une évaluation claire de la situation, c'est ce qui constitue le renseignement montant, le « renseignement de décision ».
C'est pour remplir cette double mission, qui implique un contact permanent avec les équipages, que j'ai été à l'automne 1962 le premier officier renseignement affecté à l'escadron, responsable en particulier de la conservation et de la mise à jour du gros bouquin qui récapitule tous les objectifs planifiés, de la constitution des dossiers sur les objectifs attribués à l'unité, de l'instruction des pilotes dans les domaines des performances et de l'identification des avions, des radars et des missiles sol-air adverses, des consignes de survie et d'évasion en cas d'éjection en territoire hostile et de la connaissance parfaite par les pilotes des conditions d'exécution de la mission d'alerte.
Mais l'escadron conserve, à côté de sa vocation nucléaire, une mission secondaire d'attaque au sol avec un armement « conventionnel » : canons de bord, roquettes ou bombes non guidées. Les pilotes continuent également à s'entraîner au combat aérien, c'est-à-dire à l'interception d'appareils « hostiles », chasseur contre chasseur, pour pouvoir ramener sur le film de la camera de tir le cliché du « plastron », bien centré dans les six diamants du collimateur ! Dans ces domaines aussi des exercices nombreux testent aussi bien les qualifications individuelles des pilotes que la capacité globale de l'escadron à remplir toutes ces missions. Je me souviens par exemple d'avoir participé, en mars 1965, à un exercice « Left foot » (Pied gauche). C'était un exercice non pas OTAN mais tripartite anglo-americano-français, dont le but était de simuler le dégagement de l'autoroute qui mène à Berlin, si d'aventure les forces soviétiques stationnées en Allemagne de l'Est essayaient de la bloquer en contradiction avec les accords de Postdam signés entre les quatre puissances à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les avions des trois détachements alliés s’entraînaient à l'appui et à la protection des véhicules d'un convoi, lui aussi tripartite, progressant sur une portion d'autoroute neutralisée, en Allemagne de l'ouest. J'avais pu avec beaucoup d'intérêt, à cette occasion, comparer nos méthodes de travail avec celles de nos homologues anglais et américains. Un autre exercice, national celui-là et d'ampleur plus réduite, baptisé « Kim », était destiné à tester la réactivité de la chaîne de transmission des photos aériennes. Le déroulement en était le suivant : dans une première phase un avion de notre escadre de reconnaissance décollait de Strasbourg pour aller photographier un objectif, par exemple une station radar quelque part en République fédérale d’Allemagne. Dès son retour, après l’atterrissage, les film étaient développés et les meilleurs clichés renseignés par les interprétateurs-photo avec la localisation exacte du site et l'identification des matériels. Ces photos étaient ensuite envoyées par « Belino » aux Transmissions de notre base, et de là convoyées, en voiture, jusqu'à l'escadron. Après étude des clichés et un briefing rapide, une patrouille de F-100 décollait pour aller attaquer cet objectif. Et puis il y avait les passes de bombardement simulées, avec des « bombinettes » d'exercice sur les champs de tir de Suippes ou d'Epagny, les campagnes de tirs réels au canon et à la roquette à partir des bases de Cazaux ou de Solenzara, les compétitions nationales entre escadrons français, comme la coupe « Comète », ou alliées, comme cette coupe « Aircent », brillamment remportée par le « Navarre » en juin 1963...
Et c'est ainsi que pendant près de quatre ans j'ai participé, aux côtés de nos pilotes, à la préparation d'une guerre que leur tenue de l'alerte nucléaire a contribué à prévenir. Et le contrat fut rempli puisque les forces armées de l'U.R.S.S. et de ses alliés satellites du Pacte de Varsovie, dont le général De Gaulle disait qu'elles n'étaient qu'à 500 kilomètres de nos frontières, « soit à peine la longueur de deux étapes du tour de France cycliste », sont restées l'arme au pied derrière le Rideau de fer jusqu'à sa disparition après la chute du mur de Berlin en 1989.
Je terminerai cette évocation par un souvenir plus personnel. Dès mon affectation à l'escadron, en octobre 1962, j'avais eu le droit de porter l'insigne du 1/3 « Navarre », qui reprenait ceux de deux escadrilles de la Grande Guerre. Seuls les pilotes, répartis entre la « Une » et la « Deux », ne portaient que l'insigne de leur escadrille de tradition. Et pourtant, par ordre particulier conjoint du 07/11/1963, les deux commandants d'escadrille m'élevaient, moi le non-navigant, « à la dignité de membre d'honneur » des deux escadrilles, avec obligation de porter l'insigne de la « Une » du 1er au 15 du mois et celui de la « Deux » du 16 au 31 ! Ce jour là, j'ai compris que j'avais su gagner leur confiance et que j'avais été adopté.
NOTA :
Il n'est peut être pas inutile de rappeler quel était l'environnement technologique au début de ces années soixante. Le Super Sabre F-100 était un avion sans radar, ce qui ne lui permettait ni de voler très près du relief de nuit ou par mauvais temps, ni, en altitude, d'intercepter un appareil hostile autrement que guidé du sol par une station radar, seule la phase finale étant effectuée à vue. Il ne disposait non plus ni d'un calculateur de navigation ou de G.P.S, ni d'ordinateur de bord, ni de commandes électriques, ni d'armement guidé par laser et s'il était équipé d'une perche de ravitaillement en vol, cette technique n'était pas encore opérationnelle dans nos forces aériennes tactiques. Au sol les dossiers d'objectifs ne comportaient pas de photos prises de satellites, il n'existait pas d'ordinateurs, ni de téléphones mobiles et la transmission des photos par « Bélino », ancêtre du fac-similé, nécessitait près d'un quart d'heure par cliché ! La charge de travail de tous n'en était pas facilitée…
GBA (2s) Jean-Claude ICHAC,
Président honoraire du Comité du Souvenir Français d'Issy-les-Moulineaux.
Après l’Ecole de l’Air (base non naviguant) et un séjour de 1959 à 1961 en Algérie, l’officier « Renseignement » Jean-Claude Ichac est affecté en unités puis aux Etats-majors (interarmées et armée de l’Air). Commandant de la Cité de l’Air et de la base aérienne117 de Paris, général de brigade, Jean-Claude Ichac a aussi été officier de liaison instructeur à Colorado Springs (Etats-Unis) et Attaché de l’air à l’ambassade de France à Washington.