Le tunnel de Tavannes.
Publié le 21 Octobre 2012
Naître chez l’ennemi.
Dabo est un village des Vosges mosellanes, placé entre Sarrebourg, Phalsbourg et Saverne. Le 1er Janvier 1875, comme un peu partout – que ce soit dans la République française ou l’Empire allemand – on fête le premier jour de l’année. Fête retenue au village : voilà près de cinq années que Dabo fait partie de l’Alsace-Lorraine annexée. Ce sont les lois de l’Empire qui s’appliquent et non plus celles de la République.
A Dabo, ce jour est également très particulier chez les Steiner : le petit Joseph Léon vient de pousser ses premiers cris ! Dans quelques années, il sera isséen et sera recensé puis appelé comme militaire du rang au 3ème bureau de la Seine sous le matricule 531 de la classe 1895. En 1914, il rejoint son unité d’affectation : le 24ème régiment d’infanterie territoriale.
Tavannes.
Tavannes est un village de la Meuse qui rassemble aussi un fort, élément de défense contre l’ennemi héréditaire, et un tunnel de la ligne de chemin de fer entre Saint-Hilaire-au-temple et Hagondange. Celle-ci dessert entre autres les gares de Suippes, Valmy, Sainte-Menehould, Verdun et Etain. Long de 1.170 mètres, le tunnel a été construit de 1873 à 1874. Il présente une largeur d’environ 5 mètres.
Quant au fort, il a été bâti de 1876 à 1879, sur les ordres du général Séré de Rivières, par ailleurs auteur de la ceinture fortifiée autour de Paris. D’abord construit en maçonnerie simple, l’élément de défense est pourvu dix années plus tard de renforts en béton, notamment au niveau des abris et de la caserne. En forme de polygone, ses dimensions sont relativement modestes. Situé à 1.600 mètre au sud-ouest de Vaux, il fait partie de la zone de défense de Verdun.
En 1915, le Grand Quartier Général décide de désarmer tous les forts. Ce sont des éléments de défense statiques, qui consomment beaucoup de munitions et d’obus, sans une grande efficacité, obus qu’il faut bien apporter donc au moyen de routes à protéger. En 1915, l’idée est plutôt orientée sur la guerre de mouvements.
Le tunnel.
Pour autant, en février 1916, dès le déclenchement de la bataille de Verdun, le fort de Tavannes subit des bombardements incessants. Pour les Allemands, la prise d’un fort est à la fois symbolique et permet aux hommes de constituer un point d’appui pour la prochaine avancée. Alors, il s’agit maintenant de le défendre…
Quant au tunnel de Tavannes, jugé suffisamment protégé par la dizaine de mètres de terre le recouvrant, il présente un abri idéal. Dès le début de la bataille, la circulation des trains est arrêtée. Quelques escouades en profitent pour s’y réfugier. Puis une compagnie. Bientôt, ce sont des éléments entiers de plusieurs régiments qui s’y abritent, exploitant là un relai fantastique pour être au plus près des combats.
S’y côtoient l’état-major de la 16ème Division, des éléments des 1er et 8ème génie, des 22ème, 24ème et 98ème régiments territoriaux, des blessés avec leurs médecins et leur infirmiers, des soldats du 346ème, 367ème, 368ème et 369ème RI.
Témoignage du général Rouquerol de la 16ème D.I. : « L’éclairage électrique avait été organisé avec un moteur à essence. Toutefois, on avait eu tort, dans ce travail hâtif, d’établir des câbles à hautes tension, nus à proximité immédiate des installations pour les hommes. Plusieurs cas mortels d’électrocution firent apporter les modifications nécessaires à la distribution du courant. L’éclairage n’existait d’ailleurs que sur la partie du tunnel utilisée comme logements ou dépôts ; le reste était obscur. Un puits d’aérage avait été fermé par des toiles pour parer à la pénétration éventuelle des gaz de combat.
L’organisation du tunnel comportait des rigoles d’écoulement pour les eaux de condensation et d’infiltration qui n’étaient pas négligeables ; mais sans souci de la nécessité de prévoir l’assèchement du tunnel, le personnel chargé de cette organisation avait comblé toutes les rigoles. Le résultat ne s’était pas fait attendre et de longues portions du tunnel étaient bientôt transformées en un marécage d’une boue fétide. La plupart des immondices des occupants y étaient jetés. On y aurait trouvé même des cadavres. Tant de causes d’infection, jointes à la suppression de l’aérage ne pouvaient manquer d’entretenir dans le tunnel des émanations malsaines qui ont donné lieu à plusieurs cas d’une jaunisse au nom suggéré de « jaunisse des vidangeurs ».
Le commandant d’une division occupant le secteur de Tavannes au mois de juillet voulut faire nettoyer ces écuries d’Augias. Il dut y renoncer sur l’observation du service de santé d’après laquelle l’agitation de la boue et des eaux polluées causait immanquablement de nombreuses maladies. Il fallut se contenter de répandre dans les endroits les plus malpropres de la chaux vive ».
Témoignage du lieutenant BENECH du 321e R.I. : "Nous arrivons au tunnel. Serons-nous donc condamnés à vivre là? Je préfère la lutte à l'air libre, l'étreinte de la mort en terrain découvert. Dehors, on risque une balle ; ici, on risque la folie. Une pile de sacs à terre monte jusqu'à la voûte et ferme notre refuge. Dehors, c'est l'orage dans la nuit et le martèlement continu d'obus de tous calibres. Au-dessus de nous, sous la voûte qui sonne, quelques lampes électriques sales, jettent une clarté douteuse, et des essaims de mouches dansent une sarabande tout autour. Engourdies et irritantes, elles assaillent notre épiderme et ne partent même pas sous la menace d'un revers de main. Les visages sont moites, l'air tiède est écœurant. Couchés sur le sable boueux, sur le rail, les yeux à la voûte ou face contre terre, roulés en boule, des hommes hébétés qui attendent, qui dorment, qui ronflent, qui rêvent, qui ne bougent même pas lorsqu'un camarade leur écrase un pied. Par place, un ruissellement s'étend ! De l'eau ou de l'urine ? Une odeur forte, animale, où percent des relents de salpêtre et d'éther, de soufre et de chlore, une odeur de déjections et de cadavres, de sueur et d'humanité sale, prend à la gorge et soulève le cœur. Tout aliment devient impossible ; seule l'eau de café du bidon, tiède, mousseuse, calme un peu la fièvre qui nous anime ».
Ainsi, depuis le mois de février 1916, chaque jour, des compagnies viennent faire une halte au tunnel de Tavannes pour y rester quelques heures ou plus. Saisissant la situation sanitaire désastreuse, l’Armée française décide d’évacuer les lieux et même de faire sauter le tunnel. Mais les Allemands se rapprochent. Non seulement l’abri subit des bombardements de plus en plus violents, mais des unités françaises se rapprochent poussées par les attaques ennemies. Les combats se déroulent maintenant à quelques centaines de mètres seulement de l’entrée du tunnel.
Le 4 septembre 1916.
René Le Gentil : « Je peux vivre cent ans, je me souviendrai toujours des heures vécues dans ce ghetto, tandis qu'au-dessus la mitraille faisait rage. Imaginez un boyau long de quinze cents mètres, large de cinq, fait pour une seule voie par où passait le chemin de fer allant de Verdun à Metz et où de 1000 à 2000 hommes travaillaient vivaient, mangeaient et satisfaisaient à tous leurs besoins!... »
René Le Gentil est un soldat du groupe des brancardiers de la 73ème division d’infanterie. Au front depuis des mois, il a été rapatrié à l’arrière à la suite d’une blessure. Ses camarades lui écrivent pour lui demander des nouvelles de sa santé. Peu après le 4 septembre 1916, ils lui apprennent un drame atroce : « Vous aurez sans doute appris l’affreux malheur ? Cent-un exactement de nos malheureux camarades sont restés ensevelis sous le tunnel de Tavannes. Tous morts ! Pauvre groupe de brancardiers déjà assez éprouvé, le voici presque anéanti ! Comme sergents survivants, il ne reste que Kohler et Mongeot. Quelle affreuse chose que la guerre… ».
René le Gentil : « Le 4 septembre, une formidable explosion, sur la cause de laquelle on n'était pas fixé, avait eu lieu sous le tunnel, faisant près d'un millier de victimes, dont les brancardiers de la 73e division. Ma pensée angoissée alla vers mes infortunés camarades, mon peloton, et Dehlinger qui m'avait écrit le 3, la veille ! ... Cent-un! me disait le mot laconique. Je songeai un instant que, peut-être, mon peloton avait été relevé. J'essayai de m'accrocher à de fragiles espoirs; mais, de la journée je ne pus penser à autre chose ; et c'est à peine s'il me fut possible de fermer l’œil ».
Plusieurs hypothèses existent quant à cette explosion. Celle, généralement admise, veut qu’un mulet, transportant des grenades et du ravitaillement, effrayé par des fusées, ait buté contre une traverse et renversé sa cargaison. Ce faisant certains engins explosent et provoquent un début d’affolement. Dans leur panique, des soldats sortent précipitamment du tunnel, rendu encore plus sombre car la nuit est tombée. Il est 21h45. L’un d’eux, portant des fusées, accroche des fils électriques qui courent tout au long des parois. L’incendie s’étend aux bidons d’essence du groupe électrogène de l’entrée du tunnel. La déflagration qui s’ensuit anéanti tout sur son passage…
René Le Gentil : « Ces hommes, tirés de leur sommeil pour vivre le plus atroce des cauchemars, fuyaient donc, pêle-mêle vers l'autre issue, à travers les flammes, et, pour lutter contre la fumée qui, par l'appel d'air de ce long boyau, les gagnait de vitesse, la plupart avaient adapté les masques contre les gaz. Dans ce tunnel devenu le huitième cercle de l'Enfer, des centaines de damnés masqués participaient à cette course à la mort, butaient contre les traverses, tombaient sous les pieds des camarades, hurlaient le : « Sauve qui peut ! » féroce et égoïste de l'homme en danger, quand, devant eux, une terrible explosion se produisit... un feu d'artifice jaillit... trouant l'obscurité d'éclairs effroyables: c'était le dépôt de munitions qui sautait !
Le déplacement d'air fut tel que ceux qui se trouvaient à la sortie, du côté de Fontaine-Tavannes, faillirent être renversés.
Feu devant, feu derrière, prise entre les flammes et gagnée par l'asphyxie, la pauvre troupe, hurlante et douloureuse vit la mort s'avancer à grands pas... Seuls, René Birgé, secrétaire du colonel Florentin et dessinateur de la brigade, enseveli par un heureux hasard tout à l'entrée, et un homme du 8ème ou 10ème génie, purent être assez heureux pour échapper à la catastrophe ; dès le début, ce dernier avait pu s'évader par l'unique bouche d'air existante, en gagnant l'ouverture grâce à une échelle, et d'autres malheureux le suivaient, quand, sous leur poids l'échelle se brisa !...
Près de mille hommes périrent donc là : Etat-major de la 146ème brigade, colonel Florentin en tête, officiers et soldats des 8ème et 1er génie et des 24ème, 98ème et 22ème régiments territoriaux ; médecins majors et infirmiers régimentaires des 346ème, 367ème, 368ème et 369ème d'infanterie; blessés de ces régiments qui, après de rudes souffrances, attendaient là, sur des brancards, leur transfert ; vous, médecin major Bruas que je regrette doublement, puisque je vous dois la vie, et dont, seule trace de votre fin, on n'a retrouvé que la chevalière !… Et vous, les médecins et brancardiers de la 73ème division. Lorsque, deux jours plus tard, on put déblayer l'entrée du tunnel, on ne retrouva rien, rien que des restes humains calcinés qui tombèrent en poussière dès qu'on les toucha. »
Devant l’impossibilité d’identifier les cadavres, et pour éviter toute polémique quant aux responsabilités, l’Etat-major de l’armée décide de déclarer tous les hommes, dont Joseph Steiner, « disparus » ou « tués à l’ennemi » et morts pour la France
Sources :
- Témoignages du général Rouquerol, du lieutenant Benech et du soldat René le Gentil.
- Encyclopédie Universalis, dictionnaire Larousse, encyclopédie Wikipédia.
- André Castelot et Alain Decaux : Histoire de la France et des Français, Larousse.
- Service historique de la Défense – Site « Mémoire des hommes » du ministère de la Défense.
- Pierre Miquel : Le gâchis des généraux, Plon 2001 ; Les Poilus, Plon, 2000 ; Je fais la guerre, Clemenceau, Taillandier, 2002.
- Alain Denizot : Verdun et ses champs de bataille.
- www.fortiffsere.fr/verdun/index
- www.lesfrancaisaverdun-1916.fr