Verdun.
Publié le 19 Février 2016
« La plus grande bataille du monde ».
On l’a surnommé ainsi. Peut-être. Mais il est certain qu’elle fut l’une des plus effroyables.
Ce ne sont pas seulement les morts qui donnent à Verdun sa place particulière dans l’histoire. Lancée en plein hiver, le 21 février 1916, Verdun fut l’offensive la plus longue de toute l’histoire de la Première Guerre mondiale et devint un symbole de la volonté de la France. La boucherie se poursuivit pendant dix longs mois. L’hiver céda la place au printemps, puis à l’été, puis à l’automne, et ce fut à nouveau l’hiver. Peut-être 150.000 soldats français tués et presque deux fois plus de blessés ; autant du côté allemand. Pourtant, à la fin, les lignes étaient à peu près au même endroit qu’au commencement.
L’architecte de cette bataille, l’homme qui avait promis que trois Français mourraient pour chaque Allemand, était le général Erich von Falkenhayn, commandant en chef de l’état-major. Cet aristocrate junker, avait pris la place de von Moltke, fin 1914, après la dépression de ce dernier à la suite de l’échec du Plan Schlieffen. Falkenhayn était relativement jeune pour ce poste : il n’avait que 53 ans au début de la guerre. Stricte et sévère, même pour un Prussien, il ne se confiait à personne, ce qui ne l’empêchait pas d’être un des favoris à la cour du Kaiser. Peut-être plus que tout autre général allemand, il était capable de discerner, au-delà des événements immédiats, la perspective à long terme du conflit. Il n’envisageait pas avec optimisme les chances de l’Allemagne.
A la Noël 1915, il présenta au Kaiser la meilleure stratégie selon lui pour que l’Allemagne remporte la victoire. D’après ses arguments : la France était « à bout de résistance ». La Russie ne valait guère mieux : « Ses forces offensives ont été écrasées au point qu’elle ne pourra jamais remettre sur pied quoi que ce soit qui ressemble à son ancienne puissance… Même si nous ne devons pas nous attendre à une révolution dans la grande tradition, nous sommes en droit de penser que les problèmes internes à la Russie la forceront à se rendre dans un délai assez bref. Mais une avancée sur le front oriental ne nous mènerait à rien ».
Poursuivant son raisonnement, il affirmait que le véritable danger venait de la Grande-Bretagne. Et s’il hésitait à attaquer un ennemi fort, il jugeait cependant indispensable de passer très vite à l’attaque, avant que l’Allemagne ne soit submergée par le blocus naval mis en place par la Grande-Bretagne et par les ressources humaines et matérielles des Alliés. Dans ce contexte, Falkenhayn se prononçait en faveur d’une offensive, l’une des rares que déclencherait le Reich pendant cette guerre : « Il ne reste que la France. Derrière le secteur français du front occidental, il existe, à notre portée, des objectifs pour la défense desquels l’état-major français sera obligé d’employer jusqu’à son dernier homme. Dans ce cas, les forces françaises seront saignées à blanc ! ».
Pourquoi Verdun ?
Verdun représentait quatre atouts majeurs pour les troupes du Reich : premièrement, c’était une ville proche de la ligne de front, en Lorraine. Le sentiment pro-français y était très fort. C’est à Verdun qu’eut lieu le partage de l’empire de Charlemagne, établissant les futures zones franques et germaniques. Une attaque sur Verdun entrainerait des régiments entiers à défendre ce symbole. Donc, aisés à pilonner par l’artillerie allemande car les unités d’attaques et de réserve étaient proches, a contrario des Flandres ou de la Picardie.
Deuxième point : Verdun représentait un nœud ferroviaire et un bassin industriel avec des usines de fabrication d’obus. Troisième élément : Verdun formait une sorte de saillant, entourés de positions allemandes et le terrain, mouvementé et séparé par la Meuse, ne se prêtant pas à une défense facile. Enfin, le Reich savait que le GQG (Grand Quartier Général) du général Joffre cherchait, lui, à faire la différence sur la Picardie. Et qu’il n’hésitait pas à retirer çà et là des batteries de canons pour les placer sur le front de la Somme. Le général Gallieni, gouverneur militaire de Paris, avait mis en garde le généralissime français : « Toute rupture du fait de l’ennemi dans ces conditions engagerait non seulement votre responsabilité, mais celle du gouvernement ».
Le 21 février 1916 au matin.
Le haut commandement français fut pris par surprise lorsqu’une offensive allemande massive fut lancée sur un front de 13 kilomètres le 21 février. On n’avait jamais rien vu de pareil. Le premier jour, un million d’obus avaient déjà été tirés.
Le bombardement le plus intense fut dirigé contre une position défensive clé en première ligne, qui devint zone de mort, le bois des Caures, sous le commandement du lieutenant-colonel Emile Driant. En temps de paix, cet officier de réserve était député d’une circonscription proche de Verdun. C’était aussi un écrivain militaire. Ironie du sort, huit ans auparavant, il avait écrit sous le pseudonyme « Danrit » un roman pour enfants où il décrivait sa mort sur un champ de bataille. Pendant la guerre, il avait été presque le seul à élever la voix pour prévenir de la concentration de matériels militaires allemands ; et personne n’avait tenu compte de ses remarques…
Après deux jours de bombardements, notamment aux gaz toxiques, les troupes allemandes mirent les lignes françaises à l’épreuve d’une arme nouvelle : le lance-flammes. Les rares survivants français émergèrent de leurs trous pour s’apercevoir qu’il ne restait plus de la forêt qui les avait entourés que quelques rares fagots et souches d’arbres. Les hommes de Driant résistèrent une journée, dirigeant le feu de moins en moins nourri de leurs mitrailleuses contre les Allemands qui ne cessaient d’avancer. Driant, qui dès la fin de la première journée de bombardements avait demandé à un prêtre de l’aider à « faire sa paix avec Dieu », prit le commandement du 59e bataillon d’infanterie légère et réussit à renforcer quelque unités qui tenaient toujours dans le bois des Caures. Le 22 février, vers 16 heures, il fut touché à la tête. Il s’écria « mon Dieu » et mourut, rejoignant ainsi la liste sans cesse plus longue des héros de légende français.
Le 24 février, la 37e division d’Afrique, formée de Marocains et d’Algériens jouissant d’une belle réputation de combattants, fut lancée dans la bataille. Le lendemain, les Allemands attaquèrent le fort de Douaumont. Cette gigantesque forteresse polygonale était l’élément clé de la ligne de défense française, mais n’abritait inexplicablement qu’une équipe de canonniers squelettique. Douaumont fut pris sans presque livrer bataille et sa capture suscita d’importantes célébrations en Allemagne.
L’enfer de Dante.
Ayant désespérément besoin de chefs, Joffre se tourna vers un commandant pour lequel il n’éprouvait aucune sympathie : Henri Philippe Pétain.
Lorsque Pétain arriva à Verdun il eut l’impression « d’entrer dans un asile de fous ! Tout le monde parlait et gesticulait en même temps ! » Agé de 60 ans, proche de la retraite au début de la guerre, Pétain se faisait un avocat loquace de la puissance de feu : « Le canon conquiert, l’infanterie occupe ! ». En cela, il s’opposait à de nombreux chefs de l’armée française. Mais c’est bien grâce à son insistance sur l’importance de coordonner le feu d’artillerie que Verdun resta aux mains des Français.
A la fin de février, l’offensive allemande s’enlisa pour une raison simple : malgré la taille stupéfiante des obus et des canons, le bombardement restait toujours en deçà de ce qu’aurait nécessité l’entreprise. Falkenhayn cherchait à continuer à aller de l’avant. Le 1er avril le Kaiser proclama publiquement que la guerre se terminerait à Verdun. Mais si l’artillerie allemande avait créé une zone de mort dans le périmètre bombardé, le terrain à l’extérieur grouillait d’artilleurs français. Et lorsque l’infanterie allemande avançait pour occuper le terrain dévasté par les obus de son armée, elle était cueillie par un féroce contre-feu. Ce fut la raison pour laquelle l’offensive se solda aussi par un bain de sang pour l’armée allemande.
Très vite, le secteur situé au nord de la ville devint un lieu de désolation. Un pilote qui le survola eut l’expression suivante : « je pénètre dans l’enfer de Dante ».
Le printemps venu, les combats semblaient avoir acquis une vie propre, peu soucieuse de stratégie favorable à un camp ou un autre. Il est difficile d’imaginer qu’une bataille puisse provoquer à elle seule un nombre total de victimes (morts et blessés) de près d’un million de soldats. Et il n’est pas moins difficile de concevoir comment les Français, qui subirent la moitié de ces pertes, résistèrent à ces bombardements jour après jour. Tout au long de la bataille, une quarantaine de millions d’obus d’artillerie furent tirés par les deux armées – soit près de 200 par soldat tué.
Une victoire à la Pyrrhus.
Bien avant la fin des combats, Verdun était déjà devenu une légende en France. En tant que lieu où s’exprima un courage impossible à imaginer, Verdun est unique. Mais en termes militaires, lorsqu’au bout de dix mois, la ligne de février 1916 fut rétablie, qu’y avait-on gagné ? Pour l’Allemagne, Verdun représente un échec. Falkenhayn avait certes saigné à blanc l’armée française, mais il n’avait pas pu éviter d’entraîner ses propres forces dans un enfer où l’Allemagne sortait au moins aussi affaiblie, sinon plus, que le France. Il fut remplacé en août 1916 au haut commandement par le maréchal Hindenburg, qui dirigea l’armée conjointement avec son premier quartier-maître général, Erich Ludendorff.
Pour la France, Verdun représente au mieux une victoire à la Pyrrhus. La ville, avec tout ce que cela représentait pour la France, avait tenu bon, mais les trois quarts de l’armée française avaient été envoyées à l’abattoir. La France poursuivrait le combat, mais, jusqu’à la fin de 1916, le poids de la contribution alliée au front occidental allait reposer sur les Britanniques, sur leur empire et sur les armées de civils qu’ils enverraient à la guerre.
Sources :
Ce texte a été repris pour parties de l’ouvrage de Jay Winter et Blaine Baggett.
- 14-18, le grand bouleversement, Jay Winter & Blaine Baggett, Presses de la Cité, 1996.
- Pétain, Marc Ferro, Fayard, 1987.
- Foch, Jean Autin, Perrin, 1987 et 1998.
- Les Poilus, Pierre Miquel, Plon, 2000.
- 14-18 Mille Images Inédites, Pierre Miquel, Chêne, 1995.
- Paroles de Poilus, collectif, Taillandier Historia, 1998.
- L’album de la Grande guerre, Jean-Pierre Verney et Jérôme Pecnard, Les Arènes, 2004.
- 1916 – Verdun et la Somme, Julina Thompson, Gründ, 2006.
- Les clichés proviennent des archives de l’ECPAD.