Capitaine Petit - En Indochine - 2.
Publié le 18 Décembre 2019
Retour à Hanoi.
« Après la chute de Dien-Bien-Phu, le Haut Commandement a remanié le dispositif. La défense du Tonkin devient la priorité. La déferlante Viêt sur le delta ne saurait tarder. Nous voilà de retour à Hanoi. Le GM7 doit rejoindre le delta du fleuve Rouge. Le 2 juin, nous partons en camions pour Ninh-Giang. Il s’agit d’évacuer un poste complètement isolé du reste du monde, encerclé par les Viets et sans possibilité d’être ravitaillé. Pour mener à bien ce repli, deux bataillons de Vietnamiens, un bataillon de Marocains (le mien), une batterie d’artillerie (du 105), une batterie de mortiers, un peloton de blindés, l’aviation d’observation et de chasse sont mis en œuvre.
Ma compagnie occupe le village le plus avancé dans le dispositif pour que les autres groupes puissent œuvrer sereinement. Quelques fusils communistes nous harcèlent mais rien de bien grave. A 14h, le poste saute avec les munitions qui ne peuvent être transportées. Le repli des troupes de tête s’exécute sans histoire avec les effectifs du poste. A 18h, l’opération est terminée. Tous les éléments sont rentrés à Dong-Ta. Aucune perte à signaler, mais deux blessés par mines et deux blessés sur des pièges harpons. Les pièges harpons sont très difficiles à détecter, puisque n’utilisant pas de métal. Il s’agit d’un trou de 25 x 25 cm et profond de 50 cm. Dans le fond du trou sont mis en place à la verticale des lames de bambou taillées en pointes acérées. Le tout est soigneusement recouvert d’une tresse en bambou, flexible et camouflée. Lorsqu’un individu met le pied sur un tel piège, il est aussitôt empalé au travers de son mollet. Ce genre de blessure nécessite le rapatriement sanitaire en métropole eu égard aux risques d’infections car le bambou est taillé comme un hameçon et ne peut être retiré.
Retour à Ninh-Giang. Nous bivaquons non loin du marché, qui est très animé. Les tonkinoises habillées d’un qué-nan noir et d’une chemise brune, ont dans leurs cheveux un turban marron (teinture traditionnelle) et mâchent et crachent du bétel, colorant leur dentition d’un rouge vif. Accroupies devant leurs paniers de légumes ou de poissons, elles jacassent bon train. L’une d’elles se lève et remonte son pantalon à mi-jambe. Elle se met à uriner à côté de son panier, l’éclaboussant en partie. L’air ambiant sent le nuoc-mam, comme partout ailleurs. Pris de l’envie de faire mes besoins, il y a au-dessus de la rizière quelques échafaudages disposant d’une nacelle dont le fond est percé d’un trou, une échelle en bambou permet d’y accéder. Assis à la turque à l’abri d’une palissade, les excréments tombent dans la rizière et nourrissent les poissons, le tout bien sûr à la vue de tout le monde qui s’en moque !
Dimanche 6 juin 1954, retour à Hanoi où nous montons la garde auprès des avions sur le terrain de Gia-Lam. Quelques jours plus tard, à l’occasion de la fête de l’Aïd el kébir avec des moutons en provenance d’Australie, nous organisons un méchoui. Nous sommes ensuite relevés par les parachutistes et nous partons en mission afin de fouiller des villages dans le secteur de Phuc-Yen. Le capitaine Fabre nous quitte. Il est remplacé par le lieutenant Lamarle. Mais ce dernier souffrant bientôt d’un abcès au pied, il me confie le bataillon.
Le 20 juin – Dien Bien Phu est maintenant tombé depuis plus d’un mois – sous le commandement du commandant Fournier-Foch nous partons plein sud jusqu’au village de Ha-Loi, où nous arrivons après une marche de nuit. Mais les soldats du Vietminh nous attendent. Nous avons un mort et deux blessés dans nos rangs dès l’engagement. Je fais tirer à la mitrailleuse. Nos ennemis se replient. Nous nous installons finalement au village. Au tour de ma compagnie de prendre la tête du dispositif. Ce village sent à 100% le Viet ! La cagna que j’occupe est propre, toute construite en bambou et chaume, de même que les lits de bambous tressés, les jarres enterrées à l’entrée sont remplies de nuoc-mam. Il y a certainement des caches dans le sol avec des galeries où la population se réfugie en cas d’alerte comme aujourd’hui. En général, c’est après plusieurs jours d’occupation que les nhà quê sortent de leurs trous. Pour l’heure, la nuit va tomber, il faut rester vigilant. Les ordres ont été donnés en cas d’alerte.
A 1h30 du matin, le Vietminh qui s’est infiltré jusqu’à moins de 150 mètres de nos positions ouvre le feu. Je dénombre rapidement cinq à six fusils et une arme automatique. La riposte est immédiate et pendant cinq minutes une fusillade très nourrie déchire l’air tranquille de la nuit. A peine j’arrive à régler le tir de mortier de 60 m/m et lorsque celui-ci est en place, les communistes sont déjà partis. Ils reviendront à 3h puis à 4h du matin. Je n’ai qu’un blessé. Eh bien le voilà mon baptême du feu !
Le lendemain, ils remettent cela avec un tir plus dense, plus précis. Mais nous sommes mieux préparés. Trente obus de mortier sont tirés en 5 mn. Les Viets se taisent et tout rentre dans le calme. Une cagna brûle dans le village voisin. Seigneur, vous m’éclairez. Vous m’aidez. Je n’ai donc plus rien à craindre. Vous êtes le défenseur de ma vie. Je n’ai plus peur. Que les ennemis de mon âme s’avancent menaçants et ils tomberont renversés par le Seigneur. Qu’ils s’y mettent à cent contre moi, je ne craindrai rien. Dieu est avec moi (entrée du 4e dimanche après la Pentecôte, psaume 26).
Samedi 26 juin 1954. Les commandants de compagnie sont convoqués au PC bataillon pour de nouvelles missions. La 14e compagnie et la mienne fourniront chacune deux sections pour monter une embuscade de nuit en deux points différents. Je prends la tête de la colonne. Nous marchons pendant 2 km. Nous voilà sur la position de recueil. Chacun prend sa place dans le plus grand silence, prêt à intervenir. Le temps s’écoule lentement et soudain c’est la fusillade qui rompt le silence. Trois Viets en éclaireurs sont arrivés face à nous, sortis de la nuit d’encre à quelques mètres. Notre caporal vietnamien, chef du commando, ouvre aussitôt le feu et tue net un Vietminh. Les deux autres s’évanouissent dans la nature. »
Sur la RC2.
« Après quelques jours de repos, nous repartons en mission. Nous voilà maintenant affectés sur la Route coloniale 2, qui relie Phuc-Yen à Vinh-Yen, et au-delà Viêtri, place forte déjà encerclée par le Vietminh. Cette route est le cordon ombilical qui permet chaque jour de ravitailler les postes échelonnés tous les cinq kilomètres. Il faut, avant de faire passer les convois, exécuter une ouverture de route, réparer les coupures, détecter et relever les mines posées dans la nuit. Chaque poste ouvre la route sur 2,5 km en allant de l’un vers l’autre. A mi-parcours, retour à la case départ. Tous ces postes sont pour la plupart occupés par l’armée libre vietnamienne.
Je retrouve la 16e compagnie, commandée par le lieutenant Tijani, d’origine marocaine, appuyé par le lieutenant d’artillerie Coffi. Avec leurs hommes, ils doivent aller fouiller un village plus en avant de notre position, à environ 200 mètres. Ils commencent leur installation, et soudain une fusillade très nourrie éclate. La compagnie Tijani est prise à bout portant. Elle a du mal à se ressaisir. En quelques secondes, c’est la mêlée générale. Toutes les armes crachent. Sur la digue où nous sommes installés, nous ne pouvons rien faire, sinon regarder, et encore, car les balles sifflent à nos oreilles. On relève plusieurs tués dont le lieutenant Coffi, qui venait de m’apprendre son prochain départ pour la métropole. L’accrochage se termine en quelques minutes.
Des accrochages, nous allons en avoir presque tous les jours. Il faut dire que la fin de la bataille de Dien Bien Phu a libéré des milliers et des milliers de soldats du Vietminh qui progressent maintenant vers la capitale Hanoi.
Vendredi 16 juillet 1954 : nous allons comme à l’exercice reprendre notre position sur la digue. Le lieutenant Lamarle a demandé un tir d’artillerie sur les quelques cagnas encore debout et qui gênent notre observation. Les premiers obus arrivent à destination et, grosse surprise, trois Viets s’échappent de toutes leurs jambes. Le tir d’arrêt tombe maintenant sur le village. Sitôt le tir levé, le lieutenant lance la 2e section appuyée par des mortiers de 60 mm. La 1ère section flanc-garde à gauche. La 2 n’a pas fait 50 mètres qu’elle est prise à partie par un groupe de 20 à 30 Bo-Dois. Ils vont se regrouper dans la partie gauche du village où se trouve la 1ère section, mais pris en sandwichs ils sont décimés. Quelques-uns se replient, de nombreux cadavres jonchent le terrain. Le PC bataillon donne l’ordre de se replier, le tir d’artillerie va être renouvelé.
Dans mon coin, toujours aux lisières du village, je suis le déroulement des opérations et n’y tenant plus, je me porte sur la digue et demande au lieutenant Lamarle ce que l’on fait. Il faut exploiter notre avantage pour aller ratisser le terrain. Le commandant Fournier-Foch donne son accord.
Sous mon commandement, avec mes deux équipes de voltigeurs, avec à leur tête le caporal Abdallah et les équipes de voltigeurs de la 1ère section, sous les ordres du sergent Mohamed, nous entamons notre progression en direction du village. Les armes automatiques des deux sections regroupées sous les ordres du sergent-chef Forner, nous couvriront sur notre flanc gauche. En un temps éclair, nous ratissons toute la partie gauche du village et récupérons 10 armes restées sur le terrain dont 3 pistolets-mitrailleurs Mat 49 et 4 fusils 36 (toutes des armes françaises). La fouille des cadavres ennemis ne donne rien sauf un incident qui aurait pu me coûter la vie : étant arrivé devant un corps avec Mimoun, nous le retournons et au même instant une grenade dégoupillée qui était coincée sous le corps entre en action. Nous avons tout juste le temps de nous écarter suffisamment. Au loin, d’autres ennemis lèvent un drapeau blanc.
En dépit des risques – faut-il les croire ? – nous allons à leur rencontre. Un premier prisonnier est interrogé par l’officier de renseignement. Nous apprenons que la fameuse Division 308 venant de Dien Bien Phu a été refaite à 80% de ses effectifs et qu’elle est arrivée entre Vinh-Yen et Phuc-Yen. Face à nous un régiment complet avec ses trois bataillons et deux en réserve à 5 km. Le bataillon de tête est devant nous à moins de 700 mètres. C’est avec l’une de ses compagnies que nous avons été en contact. Un peu plus loin, notre 16e compagnie est aux prises avec d’autres soldats. Dans l’accrochage, le sous-lieutenant Padonani est tué. C’était un ancien de la libération de la Corse, de l’Italie et de la France jusqu’au Rhin et la victoire finale en Allemagne. Il avait déjà fait un séjour en Indochine et arrivait à la fin du second. Depuis son nom, comme celui du lieutenant Coffi, est gravé dans le marbre du monument aux morts d’Indochine à Fréjus. »
Le cessez-le-feu.
« Mardi 20 juillet 1954 : je m’endors sur un lit de bambou, ayant demandé de me réveiller au moindre incident. Tout à l’heure, j’ai entendu le capitaine Menu (qui remplace le commandant Fournier-Foch à l’hôpital) dire : « Demain, nous serons au port ! ». Alors, ces bruits, c’était donc vrai. J’avais ouï dire que la délégation française à Genève, emmenée par Pierre Mendes-France avait donné son accord pour un cessez-le-feu le lendemain, mercredi 21 juillet 1954. Cela se confirme : dans les jours qui suivent, nous partons pour Haiphong et de là, le bateau pour Saigon.
Le cessez-le-feu ne prendra effet en Cochinchine que le 11 août. Nous sommes cantonnés sur l’hippodrome de Phu-Tu en marge de la ville. Le climat ici est bien différent. Chaleur humide et collante. Les douches sont les bienvenues pour se décrasser et éviter de voir surgir des petits champignons, appelés bourbouille, dans les replis de la peau. Lorsque la mousson sera installée, l’eau de pluie bienfaitrice facilitera ces décrassages quotidiens. Pendant la saison de la mousson qui dure six mois, il pleut régulièrement chaque jour pendant une heure. Dans les rues de Saigon, on peut voir dans les caniveaux passer les poissons dans les eaux qui dévalent !
Le 11 août 1954. 8h00. Tous les hommes sont rassemblés. Je présente l’ensemble au lieutenant Natali, qui à son tour, fait la présentation au commandant Roubaud. Il est accompagné du lieutenant-colonel Combe, adjoint du colonel Roumiantzoff. 8h00, heure précise du cessez-le-feu. Les couleurs françaises et vietnamiennes sont hissées respectivement sur leur mat. Suit un discours du commandant Roubaud sur la grandeur de cette guerre et assurant l’indépendance du Vietnam. Le clairon sonne le cessez-le-feu puis la sonnerie aux morts.
Le Vietnam est coupé en deux, par une ligne de démarcation située sur le 17e parallèle au nord de Hué. Vietnam Nord aux troupes communistes et Vietnam Sud aux troupes régulières vietnamiennes. Le retrait de nos troupes du nord vers le sud ne s’est pas fait sans détresse de la part des populations catholiques dont une grande partie est restée aux mains des communistes et vont subir les pires avanies. Déportations, tueries… C’est un véritable déchirement. Celles qui ont été transportées au sud se sont installées dans le secteur de Bien-Hoa, proche de Saigon. La France ici n’a pas rempli son devoir envers des populations acquises à notre cause. Une partie de la minorité Muong a été envoyée en Guyane afin de les sauver de la barbarie.
Début septembre, le bataillon va s’installer à Long-Thanh dans une plantation d’hévéas de la société des Terres-Rouges, sur la route de Cap Saint-Jacques. En ce lieu, sous la tente, nous construisons des baraquements en bois fournis en kit par les services du génie. La jungle est à nos portes, et dans cet univers impénétrable les troupeaux d’éléphants ne sont pas très loin, comme d’ailleurs les cerfs chevaux, les tigres et panthères, caïmans, singes. Les serpents aussi divers que variés en couleurs et en taille. A la nuit tombée, nous allons en jeep à la lumière de nos phares explorer les entrailles de la forêt envoutante. Les animaux surpris nous regardent puis détalent. Par précaution, nous sommes prêts à tirer en cas d’agression.
J’ai adopté un petit singe que j’ai dû relâcher tant il avait mis mes affaires sens dessus dessous.
Nous continuons à faire de l’instruction militaire, marches, exercices divers, préparation des sous-officiers aux brevets de chef de section. Défilés, prises d’armes, décorations. Le commandant Fournier-Foch nous a quitté. Il est remplacé par le commandant Bertin.
Un dimanche, je fais une escapade à Cap-Saint-Jacques, la station balnéaire de Saigon. Bain en mer de Chine. Quel délice…
Nous resterons encore de longs mois dans cette plantation de Long-Thanh. Instruction, marches dans la jungle : tout cela devient lassant. Les tirailleurs deviennent moins performants. Les nouvelles du Maroc leur arrivent avec l’espoir de l’indépendance, ce qui les rend impatients et l’on sent déjà poindre une certaine hostilité. 23 août 1955, nous embarquons sur le S/S Pasteur. Direction l’Afrique du Nord. Notre régiment rentre chez lui.
Le Maroc est en pleine effervescence. Le roi Mohamed V en exil à Madagascar est sur le point de revenir. L’indépendance n’est pas très loin ! Nous ne serons plus bientôt personae grata. Des exactions éclatent un peu partout contre les Français. C’est ainsi qu’avec le capitaine Serghini (officier marocain) qui était devenu mon nouveau commandant de compagnie, nous étions allés à Moulay-Idriss rendre visite à l’un de ses amis marocains caïd haut placé, patron des lieux. Nous avons dû faire demi-tour rapidement afin d’éviter d’être pris à partie par une bande d’excités.
Le 9 novembre, avec quelques camarades, nous partons en permission pour la France, avec une Aronde que j’ai achetée. Nous traversons l’Espagne puis le sud de la France et direction Cagnes-sur-Mer. »
Sources et photographies :
Les textes sont issus des mémoires du Capitaine Petit, sous la forme de recueils envoyés au Comité du Souvenir Français d’Issy-Vanves. Nous remercions le capitaine Petit pour sa confiance.
Les photographies des deux articles du capitaine Petit en Indochine présentent le lieutenant Petit et ses camarades ; des vues de Djibouti ; le général Gambiez inspectant les troupes ; le pont Paul Doumer à Hanoi ; les adieux à l’Indochine ; la remise du drapeau ; des officiers et des soldats du 9e RTM ; la traversée du pont à Hanoi par les représentants du Vietminh et du CEFEO ; la traversée du canal de Suez.