Carte de l’Europe : 1948 – 1989 – Pays de l’OTAN (bleu) face à ceux – en rouge – du Pacte de Varsovie (en blanc, les pays non-alignés et en noir le « Rideau de Fer »).
NDLR : le général Michel Forget a fait une carrière d’officier pilote de chasse. Il a été à la tête de nos forces aériennes tactiques pendant quatre années (1979-1983) et a commandé la première opération extérieure où ont été conduits des raids aériens à très longue distance et de longue durée par des appareils aptes au ravitaillement en vol, inaugurant ainsi un style d’intervention aérienne qui deviendra par la suite la règle. Depuis qu’il a quitté le service actif (1983), il se consacre à des études sur la Défense et a écrit plusieurs ouvrages sur ce thème.
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Parler de « guerre », c’est évoquer les grands conflits qui ont marqué notre histoire – guerre de 70, la Grande Guerre, le Deuxième Conflit Mondial, l’Indochine, l’Algérie, pour nous limiter aux conflits dont les traces sont encore visibles sur notre sol ou dont beaucoup de ceux qui y ont participé sont encore de ce monde. Depuis l’Algérie on peut même ajouter les multiples interventions conduites par nos armées au Moyen-Orient (guerre du Golfe) dans les Balkans, en Afghanistan et plus récemment encore en Libye et au Mali.
De toutes ces guerres, il en est une qui n’est plus mentionnée, une guerre qui a pourtant duré quarante années, mobilisant des centaines de milliers d’hommes, des masses de chars, de pièces d’artillerie, d’avions et de navires, une guerre dont l’Europe occidentale, France comprise, était l’enjeu, à savoir la « guerre froide »… Et cette guerre, en plus, nous l’avons gagnée !
Pour le public, cette guerre, il est vrai, n’en était pas une. Pas de batailles sanglantes, pas de vastes offensives, pas de destructions d’infrastructures, pas de pertes – apparemment – pas plus de militaires que de civils. L’image de la guerre dite « froide » est restée celle d’un face à face de deux immenses armées apparemment figées dans leur position d’attente par crainte, si l’une d’elles bougeait, de déclencher la catastrophe. Bref, le souvenir que l’on en garde reste le plus souvent celui d’une période où, militairement, il ne se passait rien. C’était là une pure illusion. Pendant ces quarante années en effet, les stratégies appliquées n’ont pas cessé d’être modifiées en fonction de l’évolution du rapport des forces en présence, des performances des armements et équipements et surtout de la nature des armes déployées, conventionnelles d’abord puis nucléaires. Les risques de frappes dévastatrices de ces dernières ont rapidement imposé des capacités de riposte violente et immédiate afin que l’adversaire prenne conscience de la réalité de la catastrophe qu’il provoquerait s’il se lançait dans l’aventure – et de la nécessité pour lui qu’il renonce. Cela impliquait un degré de mise en alerte et de préparation des forces exceptionnellement élevé et jamais connu jusqu’ici dans l’histoire militaire, donc aussi un niveau d’entraînement ne souffrant aucune lacune et une disponibilité des moyens maintenue elle aussi, en permanence, à un niveau très élevé. Un tel degré de préparation était contrôlé aux différents niveaux de commandement depuis le sommet de l’Otan jusqu’aux unités opérationnelles en passant par les commandements régionaux Otan et les commandements nationaux, stratégiques et tactiques. Cela se traduisait non seulement par des manœuvres de cadres ou sur le terrain, manœuvres prévues à l’avance, mais aussi et surtout par de multiples exercices dits de réaction d’un réalisme très poussé et déclenchés sans aucun préavis.
Un tel schéma s’appliquait certes aux trois armées et tout particulièrement aux forces aériennes, celles auxquelles je limiterai mon propos en m’appuyant sur ma propre expérience et sur certains épisodes vécus au sein de ces forces. Le degré de préparation et les capacités de réaction des forces aériennes ont été en effet les éléments majeurs sur lesquels ont reposé les différentes stratégies pendant toute la durée de la guerre froide. Cela est normal dans la mesure où ce sont les vecteurs les plus rapides qui sont les premiers engagés, en défensive comme en offensive. Ces quarante années de guerre froide ont été marquées, pour ces forces, par un entraînement journalier intense au sein de chaque unité afin que les équipages maîtrisent leurs appareils et les techniques de vol adaptées à leurs missions (combat aérien pour les uns, attaque d’objectifs au sol et navigation à très basse altitude et grande vitesse pour les autres). Le tout était couronné par une cascade d’exercices destinés à tester les capacités de réaction des unités ainsi que leur degré de préparation opérationnel et technique. Dans les unités aériennes, hier comme aujourd’hui, les missions d’entraînement, quelle qu’en soit la nature, sont toujours des missions réelles où les risques rencontrés par les équipages sont, en bien des points, les mêmes que ceux rencontrés dans des opérations de guerre : risques de défaillance humaine (mauvaise appréciation de la situation, erreur de pilotage), risques techniques (pannes en vol), et surtout risques météo. Dans l’ambiance de « veillée d’armes » caractéristique de la guerre froide, l’intensité de l’entraînement aérien et le réalisme poussé des exercices se sont traduits par des accidents, donc des pertes importantes d’équipages, notamment dans l’aviation de chasse où le nombre de pilotes perdus devrait se situer entre cent cinquante et deux cents… ! Il faudra bien un jour en dresser la liste afin de pouvoir inscrire leurs noms sur une stèle ou un monument rappelant qu’ils sont « morts en service aérien commandé » certes mais morts aussi pour assurer la défense de notre continent.
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Dans les toutes premières années de la guerre froide, entre 1950 et 1955, l’organisation militaire de l’Alliance Atlantique – l’Otan – dans laquelle nos forces furent d’emblée intégrées a défini une stratégie de défense basée exclusivement sur l’engagement de forces classiques. Il s’agissait, en cas d’attaque des forces soviétiques, de mener des combats retardateurs jusqu’au Rhin en attendant le retour des forces américaines. C’était en quelque sorte une résurgence des opérations de la Deuxième Guerre Mondiale. Une telle stratégie nécessitait des moyens énormes, près de cent divisions au total et de l’ordre de 10.000 avions de combat, soit, pour la seule armée de l’air, 900 avions de combat et un effectif de 150.000 hommes. Un tel développement se révéla rapidement insupportable sur le plan financier et dut être fortement réduit. Néanmoins, ces cinq années furent marquées en France par une expansion spectaculaire de notre aviation de combat qui passera de l’ordre de 220 appareils en 1950, parmi lesquels encore quelques appareils à hélice datant de la fin de la guerre à près de 700 appareils à réaction, tous modernes, en 1957. Cette expansion fut accompagnée d’un plan de recrutement massif – lequel se révélera rapidement excessif – de pilotes destinés à être formés tant dans nos propres écoles que dans celles des Etats-Unis et du Canada. A l’absorption de la masse des jeunes pilotes sortant d’école et au réentraînement sur avions à réaction des pilotes de retour d’Indochine s’ajoutèrent les contraintes dues aux changements répétés de matériels compte-tenu de l’évolution rapide de la technique. Ainsi certaines escadres ont changé trois fois de types d’avions entre 1950 et 1955, c’est à dire en cinq ans (Vampire, F 84G, F84F pour les unes, Vampire, Ouragan, Mystère IVA pour les autres). On comprend que dans ces conditions, la priorité absolue ait été donnée à la prise en mains par les pilotes et le personnel de soutien technique de ces nouveaux types d’avions. Ce fut une période d’activité aérienne intense, où l’entraînement de base dominait largement, avec un accent mis sur l’entraînement au combat aérien. Les exercices d’ensemble, à dominante offensive ou de défense aérienne étaient peu nombreux à cette époque où les plans d’opérations de l’Otan n’avaient pas encore cette rigueur qui les caractérisera par la suite. Cette période a été surtout celle du « défrichage » d’un nouveau domaine aérien, celui de l’aviation de combat à réaction, ce qui s’est traduit par un taux d‘accident très élevé, vingt fois supérieur à ce qu’il est aujourd’hui et par la perte d’un nombre important de pilotes. La guerre, décidément, n’était pas déjà aussi froide qu’on ne le croit communément aujourd’hui encore.
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Dès le milieu des années 50, les choses allaient changer. Les alliés furent rapidement conduits, pour des raisons tant financières que politiques et stratégiques, à renoncer à leur stratégie initiale coûteuse et d’une efficacité nulle dès lors que les Soviétiques commencèrent à doter leurs forces d’armes nucléaires dites « tactiques », c’est à dire capables de frapper les forces alliées, dont les nôtres. C’est ainsi qu’à peine achevée la réalisation en Europe occidentale d’une centaine de plates-formes aéronautiques – dont 45 sur notre propre territoire – dotées d’une piste de 2.400 mètres et de trois « marguerites » capables de recevoir une escadre de 75 appareils, la menace nucléaire nous contraignait à définir des plans de desserrement nouveaux. Un tel regroupement de moyens sur une même plate-forme adapté à une stratégie de guerre conventionnelle constituait en effet un objectif de choix pour l’adversaire, une seule frappe nucléaire étant capable d’anéantir d’un coup une escadre entière. Diverses solutions, dont certaines originales, furent envisagées. C’est ainsi que le commandement de notre aviation tactique ordonnait en 1954 le desserrement, en cas d’alerte, de tous les moyens et de toutes les unités – avions compris – stationnés sur une même plate-forme sur des sites à plus de 7 kilomètres du centre de cette dernière. Et d’établir en conséquence, dans chaque unité des plans ambitieux dont la réalisation posait des problèmes considérables de transmissions, de transport, de commandement… et de délais. Quant aux avions d’armes, il n’était pas possible qu’ils se desserrent par leurs propres moyens, compte-tenu de l’absence de routes et de chemins de roulement utilisables par des « jets ». D’où l’idée de réaliser des « chariots porte-avions » tractés et équipés d’un système de levage hydraulique et de pneus basse pression capables ainsi d’emprunter routes et chemins pour disperser les appareils. L’idée était intéressante. Sa réalisation se révéla périlleuse sinon impossible, compte-tenu des délais qu’impliquait un tel système. Quelques chariots furent néanmoins réalisés. Ils eurent leur heure de gloire. Tout visiteur de marque sur la base où ils furent expérimentés avait droit en effet à une démonstration de hissage d’un avion sur son chariot. Une équipe bien rodée de mécaniciens était mise en place. Un chariot était avancé. Un appareil était amené au moteur au pied du chariot puis hissé dessus par un treuil. Un tracteur emmenait majestueusement le total en empruntant l’une des routes d’accès à la base. Dès qu’il n’était plus en vue du visiteur, il ramenait discrètement l’ensemble dans une des alvéoles du terrain… Face au risque nucléaire, la solution finalement adoptée fut de ne laisser sur chaque terrain qu’une seule unité élémentaire de combat – un escadron – l’autre ou les deux autres étant déployés par leurs propres moyens, avec leurs soutiens, chacun sur une plate-forme, le nombre considérable de ces dernières permettant une telle manœuvre. Ce système fut complété beaucoup plus tard – vers les années 70 – par la réalisation sur chaque terrain d’abris-avions bétonnés, appelés « hangarettes » capables de résister à une attaque nucléaire.
L’apparition des premières armes nucléaires tactiques chez les Soviétiques eut surtout pour conséquence d’amener l’Otan à définir une nouvelle stratégie, celle dite de la « riposte massive », riposte, sous-entendu, nucléaire. Si les Soviétiques commençaient à disposer effectivement d’armes nucléaires capables d’atteindre les forces alliées déployées en Europe occidentale, ils ne disposaient pas encore de vecteurs à longue portée capables d’atteindre le territoire des Etats-Unis alors que l’inverse était depuis longtemps une réalité. Les bombardiers du Strategic Air Command étaient en effet déployés dans le monde tout autour de l’URSS (Angleterre, Turquie, Iran, Japon, Maroc, Portugal). Les Américains étaient ainsi en mesure de menacer les Soviétiques d’une frappe nucléaire dévastatrice si ces derniers se lançaient dans l’aventure en Europe, sans risque de frappe en retour pour eux mêmes. Cette menace devait de fait s’exercer en deux temps, d’abord celle d’une vaste frappe nucléaire tactique dirigée contre les forces soviétiques déployées en Europe et conduite, pour une majeure partie, par les chasseurs-bombardiers de l’Otan, ensuite celle d’une frappe au cœur de l’URSS conduite par l’aviation US, si les Soviétiques poursuivaient leur offensive. Cette stratégie dite de « riposte massive » présentait un double avantage. D’une part, elle exigeait un volume de forces aussi bien terrestres qu’aériennes beaucoup plus modeste que dans le cas précédent ; d’autre part et surtout elle conduisait non plus à une défense en profondeur jusqu’au Rhin mais à une défense « de l’avant » sanctuarisant le territoire de la République Fédérale d’Allemagne au même titre que les territoires des autres pays de l’Otan, dont la France. Ceci permettait de faire concourir cette même RFA à la défense collective en la réarmant et en l’admettant dans l’Otan (mai 1955).
Sur le plan aérien, la stratégie de riposte massive eut pour conséquence une transformation profonde et de la posture, dès le temps de paix, des forces aériennes, et des conditions d’exécution des missions, donc également des conditions d’entraînement. L’ensemble des bases aériennes et de leurs unités devaient être prêtes à tout moment à réagir dans les délais les plus brefs, chiffrés en heures, sinon en minutes, en cas de préavis d’attaque adverse. Les escadrons et centres de contrôle de la défense aérienne devaient assurer une alerte 24 heures sur 24 dès le temps de paix avec un nombre réduit d’appareils, nombre qui, en cas de préavis d’attaque, s’étendait à l’ensemble des moyens de chaque unité de défense. Quant aux escadrons tactiques à vocation offensive, dont le rôle était déterminant dans le cadre de la nouvelle stratégie, ils devaient être capables de participer au plan de frappe initial, nucléaire et classique, prévu en riposte immédiate à toute attaque soviétique. Pour cela, était alloué dès le temps de paix à chacun de ces escadrons un certain nombre d’objectifs à attaquer par avion isolé pour les unités nucléaires (les plus importantes) et par patrouilles pour les unités dotées d’armements classiques. Les missions devaient être effectuées à très basse altitude et à très grande vitesse, selon des itinéraires précis fixés dans les plans d’opérations.
Un réalisme poussé devait être la marque de l’entraînement des forces aériennes. Il se traduisait par le déclenchement d’exercices dits de « réaction » caractérisés le plus souvent par la mise en posture opérationnelle de l’ensemble des bases aériennes concernées et par un contrôle serré de l’exécution des missions défensives et surtout offensives prévues dans les plans. Ces exercices pouvaient être déclenchés à différents niveaux, celui de l’Otan ou celui du commandement national intégré dans l’Otan, à savoir le 1er commandement aérien tactique français (1er Catac). En France, l’exercice de réaction qui a laissé le plus fort souvenir dans l’histoire de l’aviation de combat est celui qui fut conçu en 1957 précisément par le 1er Catac, à savoir l’exercice baptisé du doux nom de « Rebecca ». Cet exercice est resté très en vogue jusque dans les premières années 1960, époque où les forces françaises étaient encore intégrées dans l’Otan et où elles le furent à un point tel à partir de 1962 que les deux escadres de chasse du 1er Catac stationnées en RFA furent dotées de l’arme nucléaire tactique américaine et incluses dans le plan de frappe « nucléaire » de l’Otan… et cela à peine quatre ans avant que la France ne quitte cette Organisation!
Déclenché sans aucun préavis, de préférence au beau milieu de la nuit, week-end et jours fériés non exclus, un « Rebecca » entraînait systématiquement le plan de ramassage général de chaque base relevant du 1er Catac. Dans les cités occupées en majorité par des militaires, le signal de branle-bas de combat était donné par des voitures sillonnant les quartiers sirènes hurlantes, ce que les populations locales environnantes appréciaient modérément. En quelques heures, le personnel avait ainsi rejoint sa Base. Les avions, dont la disponibilité était poussée au maximum, étaient mis immédiatement en alerte dans la configuration prévue par les plans d’opérations. L’exercice pouvait comporter l’ordre de déploiement de certains escadrons sur des terrains extérieurs. La montée en puissance était chronométrée et les données transmises sans délais à l’état-major du Catac… pour débriefing ultérieur ! Rebecca se prolongeait par divers exercices donnant lieu à des décollages réels, de jour ou de nuit. Pouvait être ainsi déclenché le décollage massif « en survie » de tous les appareils, dans l’hypothèse d’une attaque nucléaire adverse imminente. Tous les avions prenaient alors l’air, quelles que soient leurs missions du temps de guerre et se plaçaient en attente à la verticale de points désignés dans les plans et ce, en attendant la suite des évènements. Rebecca se terminait presque toujours par un ordre général d’engagement dans le cadre des plans de frappe prévus. Les escadres de défense aérienne se partageaient la couverture de l’ensemble de la zone du 1er Catac. Quant aux escadres offensives – reconnaissance comprise – chacune de leurs patrouilles – ou chaque avion isolé pour ceux dotés de l’arme nucléaire tactique – connaissait parfaitement non seulement son objectif réel mais aussi l’itinéraire retenu par le commandement pour l’atteindre, le timing et les consommations de carburant aux différentes étapes de la navigation. Pendant Rebecca, les missions offensives réellement exécutées étaient dites « équivalentes ». Elles étaient elles aussi planifiées à l’avance et chaque chef de patrouille devait être capable de réciter par cœur, comme pour les missions réelles, toutes les données de sa mission. Le commandement du 1er Catac, lors des évaluations des unités, voire pendant Rebecca même, n’hésitait pas à faire plancher des pilotes pour vérifier ce point. La durée et le profil de chaque mission « équivalente » correspondaient très exactement à ceux de la mission du plan réel d’opération. La seule différence était que les objectifs étaient fort heureusement situés à cent quatre vingt de grés des objectifs réels ! Cela signifiait qu’un Rebecca, dans sa phase finale, se traduisait le plus souvent par l’envoi dans les airs de plus de deux cents appareils soumis aux contraintes météo, techniques, voire humaines réelles que l’on devine. Il n’est pas étonnant qu’un tel réalisme dans l’entraînement se soit traduit par des pertes – réelles malheureusement elles-aussi – lors de Rebecca déclenchés par des conditions météo médiocres tandis que les aléas techniques étaient parfois sévères. Le bilan pouvait alors se traduire par la perte de plusieurs appareils… et celle de plusieurs pilotes. Ce fut le prix à payer de cette « guerre froide ».
Pendant cette période, si la guerre était encore froide, l’ambiance, elle, était fort chaude, une ambiance entretenue par tous ces exercices de réaction où chacun était prêt et déterminé à en découdre. La période ne manqua pas non plus d’être marquée par quelques épisodes plus ou moins savoureux restés dans les mémoires.
Ainsi, lors du déclenchement en pleine nuit d’une alerte (fictive) correspondant à une menace imminente d’attaque contre l’Otan, le code transmis au personnel avait été, par suite d’une erreur, celui d’une alerte « réelle ». L’un des pilotes réveillé ainsi en sursaut bondissait sur sa moto, sans prendre le temps de revêtir son battle-dress, c’est à dire encore en pyjama, pour rallier sa Base aérienne à une vitesse dépassant très largement les limites autorisées (histoire vraie).
L’ambiance était chaude et l’on jouait même parfois avec le feu. Ce fut le cas un beau jour de 1957 où, devant le doute émis par le commandement aérien tactique français sur l’efficacité de la défense aérienne au dessus de sa zone, une patrouille de chasseurs-bombardiers F84F, envoyée en mission à très basse altitude à l’est de Munich, prenait le cap retour, donc le cap ouest en montant à haute altitude, son système d’identification « ami/ennemi » (IFF) étant coupé, histoire de voir la réaction. L’apparition de quatre plots non identifiés fonçant cap à l’ouest à haute altitude et grande vitesse provoqua de fait le branle-bas de combat dans le secteur concerné de la défense aérienne. La patrouille en alerte dans le secteur – deux « F86 Sabre » canadiens – recevait l’ordre de « hot scramble » c’est à dire de décollage immédiat pour une interception réelle, armement branché (doigt sur la gâchette). Les F84F étaient rapidement interceptés, reconnus mais accompagnés en patrouille serrée par les « Sabre » canadiens jusqu’au toucher des roues des F84F sur leur terrain situé au sud de Fribourg. Le test était satisfaisant. On jugea prudent de ne pas recommencer l’expérience.
Provoquer l’adversaire faisait également partie du « jeu ». En 1962, un exercice original au nom imagé - « Piegeac » – consistait à montrer aux aviateurs d’en face que nous disposions d’un matériel à hautes performances… supérieures aux leurs. C’était l’époque où les premiers Mirage IIIC, intercepteurs supersonique de la classe Mach 2, venaient d’être mis en service. L’exercice consistait à envoyer un Mirage IIIC en navigation à très haute altitude (50.000 pieds soit 15.000 mètres) et à vitesse hautement supersonique (Mach 1,5) sur un itinéraire qui longeait la frontière tchèque, depuis Passau, sur le Danube, au sud, jusqu’à la hauteur du saillant de Thuringe, un peu à l’est de Bayreuth, au nord. La mission s’effectuait évidemment sous contrôle radar (très) serré des stations de détection alliées. Au moindre écart, ne serait-ce que de quelques demi-degrés, vers l’est, le contrôleur de service intimait fermement la correction de cap qui s’imposait afin d’éviter tout incident. On sentait chez ces contrôleurs une certaine nervosité tandis que le pilote du Mirage pouvait contempler les trainées laissées par les chasseurs adverses en montée vers la zone du rideau de fer… Piegeac eut la vie courte, les alliés jugeant plus prudent d’interdire tout survol, même sous contrôle radar, dans une large zone longeant le rideau de fer, zone dite « d’identification » ou « ADIZ » (Air Defense Identification Zone).
Au milieu des années 60, nouveau bouleversement avec l’adoption par l’Otan d’une nouvelle stratégie – la troisième depuis la création de l’Organisation – à savoir celle de la « riposte graduée », laquelle ne devait pas changer fondamentalement jusqu’à la fin de la guerre froide. A partir des années 60 en effet, il devenait évident pour les USA que devant les efforts entrepris par les Soviétiques dans le domaine des missiles et des sous-marins, ces derniers ne tarderaient pas à être capables de frapper directement les Etats-Unis depuis leur territoire. L’équilibre de la terreur basé sur une « destruction mutuelle assurée » était ainsi en voie de s’instaurer. Plus question dans ces conditions pour les Américains – donc pour l’Otan – de riposte nucléaire massive en réponse aux premières actions offensives de l’adversaire en Europe. La riposte serait graduée, c’est à dire adaptée à chaque fois à la nature de l’attaque. Officiellement adoptée en 1967, cette stratégie ouvrait largement le champ des modes d’action et des types d’armement envisageables, nucléaires… et classiques. Vers la fin des années 70, les alliés en venaient même à concevoir une phase de combats « classiques » d’une certaine durée. Et d’envisager notamment, avant un recours au nucléaire, une riposte marquée par une offensive aérienne visant à couper le gros des forces assaillantes de leurs arrières et à livrer ces dernières ainsi affaiblies à la contre-offensive des forces terrestres alliées. Pour les forces aériennes de l’Otan, une telle stratégie impliquait un volume de moyens plus important qu’auparavant ainsi qu’un éventail beaucoup plus large de missions et d’armements. Les dispositifs aériens devenaient beaucoup plus étoffés et devaient être capables d’agir aussi bien en appui des forces terrestres que dans la profondeur du théâtre. La nouvelle stratégie était sans doute hasardeuse dans la mesure où elle supposait que l’adversaire n’utiliserait pas d’emblée ses armes nucléaires. Elle traduisait en tout cas le souci de nos alliés de disposer d’une plus grande marge de manoeuvre avant d’en arriver à l’affrontement nucléaire, un souci partagé sans aucun doute par l’adversaire, même s’il s’est toujours refusé de l’admettre.
Cette stratégie de la riposte graduée, la France la récusa parce que jugée non dissuasive et risquant de transformer l’Europe en champ de bataille. Notre pays venait d’ailleurs de définir sa propre stratégie de dissuasion nucléaire et réalisait progressivement les systèmes d’armes adaptés : développement à partir de 1964 de la première composante de ses forces nucléaires stratégiques, la force Mirage IVA, en attendant les missiles sol-sol et les sous-marins; développement, à partir de 1973, des systèmes d’armes nucléaires tactiques, aériens et sol-sol, dirigés contre les forces adverses. Une telle stratégie se traduisait par un resserrement du dispositif de nos forces, terrestres et aériennes, sur nos frontières, donc par un déploiement en arrière du dispositif de l’Otan. Le rôle de nos forces de manœuvre terrestres était essentiellement de faire barrage à l’adversaire, si ce dernier avait forcé le barrage de l’Otan, et de le forcer à hausser la mise de telle sorte qu’il dévoile la gravité de son but stratégique, augmentant par là même, pour lui, le risque d’une riposte nucléaire de notre part. Cela signifie que notre dissuasion était basée sur un couplage très serré entre l’engagement de notre corps de bataille, la menace d’une frappe nucléaire tactique contre les forces assaillantes – frappe unique – rapprochant elle même la menace de la frappe stratégique au cœur de l’union Soviétique. La stratégie de la France en s’apparentant ainsi à celle d’une riposte massive tournait le dos à la riposte graduée. Dans ces conditions, le maintien de l’intégration de nos forces dans l’Otan devenait impossible, d’où – autre bouleversement – notre départ de l’Organisation en 1966 ! Mais si la France quittait l’Otan, elle n’en restait pas moins dans l’Alliance. C’est dire que dans l’hypothèse où elle déciderait de s’engager à côté de ses alliés lors d’une crise en Europe – hypothèse la plus probable – ses forces lutteraient à côté de celles des alliés… mais en respectant les contraintes propres à sa stratégie de dissuasion. Pour nos forces terrestres, celles-ci seraient ainsi amenées à jouer un rôle de réserve – on dit de « deuxième échelon » – derrière le dispositif terrestre allié. Leur engagement ne serait possible qu’au cas où il y aurait rupture de la défense terrestre otanienne.
Pour nos forces aériennes, les choses se sont présentées d’une façon quelque peu différente. Plus d’Otan, donc plus d’armes nucléaires tactiques américaines, plus de plan de frappe immédiate, donc plus de Rebecca ! Notre dispositif aérien était certes recentré, lui aussi, sur le territoire national, le PC du commandement aérien tactique et les deux escadres dotées jusqu’ici d’ANT américaines quittant le territoire de la RFA pour être repliées en France. Cela ne modifiait en rien, dans le cadre de notre stratégie de dissuasion, le haut degré de réaction et de préparation exigé jusqu’ici de l’ensemble de nos forces.
La planification des raids restait une donnée fondamentale mais limitée aux frappes prévues pour nos unités aériennes à capacité nucléaire, qu’il s’agisse des unités stratégiques de Mirage IVA, en alerte permanente 24heures/24 depuis le milieu des années 1960 ou qu’il s’agisse des cinq escadrons tactiques dotés, vers le milieu des années 70, de l’ANT nationale. Toutes ces unités étaient soumises périodiquement à des exercices de réaction déclenchés sans préavis et se terminant le plus souvent par l’exécution réelle de leurs missions « équivalentes » comme au bon vieux temps de la riposte massive.
Quant à nos forces aériennes « non nucléaires », défensives et offensives, elles se devaient d’être engagées immédiatement, quelle que soit la nature de la crise, dès lors que la France aurait décidé de se joindre aux alliés. Pour les unités de défense aérienne, c’était là une évidence, l’adversaire n’ayant aucune raison de se priver de toute action au dessus de notre territoire. Pour les unités aériennes tactiques non nucléaires à vocation offensive, elles n’allaient pas rester sagement dans leurs « hangarettes » au risque de s’y faire détruire, en attendant que nos forces terrestres soient « au contact », dans l’hypothèse (éventuelle) d’une rupture du dispositif allié en face d’elles. Elles auraient au contraire à s’engager tout de suite à côté de leurs homologues alliés pour des frappes avec des armements conventionnels. C’était dans la logique de notre solidarité avec nos alliés, dans la logique de notre dissuasion en montrant ainsi notre volonté de résister à l’agression et dans la logique enfin de toute stratégie aérienne. Pour ces unités là, il n’était pas question de planifier à l’avance, dès le temps de paix, leurs missions puisque celles-ci ne pouvaient être déclenchées qu’en fonction de la situation réelle sur le terrain. Afin de répondre à l’hypothèse alliée d’engagements en classique d’une certaine durée, nos unités aériennes non nucléaires furent ainsi amenées à adopter un entraînement calqué sur celui des forces aériennes alliées : entraînement intensif au combat aérien pour les unités de défense aérienne ; pour les unités tactiques, entraînement aux missions de pénétration avec des dispositifs lourds composés d’avions d’attaque, d’escorte, de guerre électronique, de reconnaissance. Les armements, pour les missions offensives, allaient évoluer comme ceux des appareils alliés, avec un souci accru de sûreté et d’efficacité unitaire, compte-tenu de la modernisation des moyens de défense adverses. D’où la diversification des armements air-sol afin de leur assurer une meilleure adaptation à la nature de leurs objectifs ; d’où également le développement des armes air-sol guidées, très précises et tirées « de loin » (en stand-off), armes dont on entendra beaucoup parler pendant la Guerre du Golfe. Vers la fin des années 70, on allait même jusqu’à faire participer nos unités aériennes aux exercices « Red Flag », exercices interalliés d’une durée de plusieurs semaines, d’un réalisme poussé, se déroulant aux USA sur les immenses champs de manœuvres de l’USAF au Nevada. En métropole, à la même période, ces mêmes unités participaient également à de grandes manoeuvres aéroterrestres nationales en terrain libre comportant le déploiement dans la nature de plusieurs divisions de notre armée de terre.
Que ce soit aux USA, en métropole ou en Europe avec les alliés, l’activité aérienne de notre aviation de combat augmenta encore d’intensité, une activité conduite dans un environnement opérationnel de plus en plus complexe incluant le durcissement, le camouflage et le desserrement des installations ainsi que la protection NBC et la défense anti-aérienne des bases. La contrepartie a été, au cours des années 70 et 80, des pertes importantes surtout en matériel. Les pertes en équipages, grâce aux améliorations apportées aux équipements de sécurité, furent heureusement plus limitées, même s’il y eut, ici et là, de sérieux coups durs. C’est ainsi qu’en 1982, un escadron de chasse perdit dans la même semaine trois pilotes et trois appareils dont deux par suite d’une collision à très haute altitude et très grande vitesse… sans parler des accidents survenus lors de vols à très basse altitude exécutés dans des conditions météo parfois très médiocres. Paradoxalement, au fur et à mesure que l’on se rapprochait de la fin de la guerre froide, une fin que personne ne voyait venir, le climat opérationnel devenait de plus en plus sévère et le degré de préparation des forces en général et des forces aériennes en particulier de plus en plus élevé et ce, jusqu’à la chute du mur.
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Ce court rappel de ce que fut la guerre froide, vu en tout cas du côté des forces aériennes montre que, contrairement aux idées les plus communément admises, ces quarante années de veillée d’armes ont été particulièrement agitées, exigeant de la part aussi bien des états-majors que des exécutants une adaptation permanente à des situations en constante évolution. Stratégies, organisations, déploiements et conditions d’emploi des forces, équipements et armements n’ont pas cessé d’être modifiés. Encore faudrait-il ajouter à ce tableau les actions de nos forces aériennes dans le cadre de notre stratégie d’action extérieure, devenue dès le milieu des années 70 un sous-produit de la guerre froide dans la mesure où il s’agissait de contrer les avancées inquiétantes de la stratégie indirecte soviétique sur la planète. Pendant ces quarante années de guerre froide, par delà les bouleversements des stratégies et des moyens mis en œuvre, nous sommes restés les yeux fixés surtout sur la ligne sombre des Monts de Bohème, prêts à en découdre immédiatement si l’adversaire faisait mine de se lancer dans l’aventure. Cette ligne, nous avons pu finalement la franchir en touristes à partir des années 90, ce qui nous a fait mesurer l’ampleur du succès de nos armes puisque nous et nos alliés avons su épargner à l’Europe, des deux côtés du rideau de fer, une catastrophe sans précédent en retenant le bras armé de notre redoutable adversaire par nos capacités dissuasives. Ce résultat, au sein des forces aériennes, a été certes chèrement acquis mais il montre que le sacrifice de nos camarades qui ne sont pas rentrés de mission n’a pas été vain.
Général Michel FORGET – mai 2013
1987 : le président russe Gorbatchev et le président américain Ronald Reagan signent en Islande des accords de diminution des armes stratégiques. L’heure n’est plus à la militarisation de l’Europe.